Le mot est une boutade, mais aussi un constat. Au risque de devoir répéter une phrase déjà énoncée par d’autres : le Luxembourg se trouve au plein milieu d’un processus constituant – en vérité, il s’achemine déjà vers la fin –, et peu de gens sont au courant. Surtout : peu de citoyens sont associés. Tout se joue, pour l’instant, derrière les portes closes de la commission parlementaire chargée du dossier. À qui la faute ? Car – n’est-ce pas ? –, cette situation est, quand même, un peu étrange.
Un pays ne réforme pas tous les jours sa Constitution et plus rares sont encore les pays à se donner un texte constitutionnel entièrement nouveau1. L’exercice de la révision totale est rare, heureusement, car il est complexe et chronophage. La Suisse a mis plus de vingt ans à opérer la Totalrevision de sa Constitution fédérale. S’agissant d’un sujet quasi « touche-à-tout », la réflexion demandée aux politiques est potentiellement sans limite. En outre, l’exercice n’est pas sans évoquer la fameuse boîte de Pandore. N’est-ce pas une invitation à faire le « grand ménage », à passer au crible tout le système politique en place pour, si ce n’est l’ébranler, du moins le modifier/l’infléchir ? Car si on veut faire une « refonte » de la Constitution – tel est le terme officiel employé par les divers acteurs politiques –, c’est bien pour modifier quelque chose. Mais modifier quoi ? Et surtout : qui a le droit de participer à ce processus de modification ?
Faire/refaire la Constitution, c’est un moment – rare – où la « société » est invitée à réfléchir sur elle-même. À définir ce qu’elle est et/ou ce qu’elle voudrait être. Du point de vue de la science juridique, le terme « société » doit, évidemment, être mis entre guillemets. Qui est-ce, exactement ? Tous ? Ou seulement les représentants officiels, professionnels, de la société, i.e. les élus politiques ? Est posée ainsi la question de la démocratie. Démocratie qui, traditionnellement, n’était que représentative. Démocratie qui, toutefois, dans l’esprit public plus « récent », est aussi semi-directe (pour employer la terminologie classique de la science du droit constitutionnel) ou participative (selon le nouveau mot d’ordre lancé depuis quelques années). L’adjectif « récent » risque, en vérité, d’induire en erreur : certes, la démocratie semi-directe est plus récente que la démocratie représentative, mais ce « récent » commence à dater. En Suisse, la démocratie semi-directe remonte à… 1874 (excusez du peu !), aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, en France à 1958 (voire à 1793), en Allemagne aux constitutions des Länder post-1945, voire à l’époque de la République de Weimar, etc. En science du droit constitutionnel, la démocratie semi-directe est, donc, une vieille histoire. Mais qu’en est-il en pratique, dans la pratique luxembourgeoise ?
De prime abord, au Luxembourg, la démocratie semi-directe est une institution ancienne, bientôt centenaire. Tous les monarchistes du pays savent par cœur la date de 1919. Les défenseurs des libertés rappelleront, comme lieu de mémoire – comme marqueur de notre identité – le référendum de 1937 sur la loi muselière et, plus tard, la « Volksbefragung » ébauchée, mais, au final, retirée par l’occupant nazi. Mentionnons aussi le référendum sur la Constitution européenne de 2005. Le peuple luxembourgeois a donc démontré, à suffisance, depuis longtemps, qu’il est suffisamment mature pour utiliser un tel instrument à bon escient. Ajoutez à cela la petite taille du pays – ne dit-on pas, toujours, que la démocratie (directe ou semi-directe) est un système qui ne peut fonctionner dans les grands pays, mais est particulièrement adapté pour les petits pays –, et vous conclurez qu’a priori, la démocratie semi-directe devrait se porter à merveille au grand-duché de Luxembourg.
Or l’analyse des conditions actuelles du processus constituant aboutit à une conclusion assez mitigée. La Chambre des députés procède avec la refonte de la Constitution comme s’il s’agissait d’une simple loi. Mais la Constitution est-elle une banale loi ? Censée être la « loi des lois », le « pacte fondamental de la société », ne mérite-elle pas un traitement privilégié ? Son élaboration ne devrait-elle pas répondre à des exigences démocratiques accrues ? Assurément. D’ailleurs, l’article 114 de la Constitution prévoit, à la fin du processus de révision et à la différence de la procédure législative ordinaire, la possibilité d’un référendum déclenché soit par des députés (minimum : seize), soit par des citoyens (au minimum, 25 000 électeurs inscrits, ce qui correspond à plus de dix pour cent des inscrits). Dans ce cas (unique), le peuple contrôle le travail de ses élus, soit en le validant, soit en l’invalidant. Or, même à supposer que le peuple luxembourgeois soit amené à se prononcer à la fin – l’opposition qui, à elle seule, détient 21 sièges à la Chambre, s’y est engagée –, il y a tout de même un malaise démocratique. Car le peuple est ainsi réduit au choix binaire du « oui » ou du « non », étant précisé qu’en cas de succès du non le pays resterait soumis à la Constitution actuelle qui, sur divers points, reste en-deçà du standard établi par le nouveau texte. Le véritable enjeu, en termes de procédure, ne se situe pas au niveau du vote final, mais en amont, au niveau de l’élaboration du projet. C’est bien pour cela que se multiplient les voix réclamant un référendum à plusieurs questions et à choix multiples (pour rappel : c’est ce qui fut fait, au Luxembourg, en… 1919 !). Car, pour l’instant, l’input des citoyens dans ce processus politique, qui ressemble fort au concept de « boîte noire » utilisé par la science politique, se limite à peu de chose. Et ce n’est pas parce que tous les citoyens s’en désintéressaient. Au contraire. Mais le système (la boîte noire) offre peu d’ouverture à l’égard de ces inputs pouvant venir de l’extérieur, d’en bas.
La faute tient à la procédure d’élaboration de la refonte de la Constitution. Les députés tendent à assimiler, du point de vue procédural, la Constitution à une banale loi. La procédure au moins initiale (or l’essentiel se joue à ce stade !) est donc celle d’une loi. Pour modifier une loi, il faut passer par une commission parlementaire, laquelle siège en principe – par tradition et en vertu de l’article 22 du règlement de la Chambre des députés – en secret2. Or, très souvent, une fois qu’un texte est sorti de la commission, une fois qu’un consensus parfois laborieux a été trouvé entre les partis au sein de la commission, voire en amont de la commission, la messe est dite. Le texte est ficelé. Je ne dis pas que cela vaut pour toutes les lois, mais cela vaut, au moins, pour les révisions constitutionnelles. Le débat public, en séance plénière, de la Chambre des députés n’est plus que du réchauffé. La séance plénière ne sert plus qu’à présenter, pour la galerie, pour les médias, pour le public à l’extérieur, les arguments pour et contre. Il est rare qu’en matière de révision, des amendements soient encore présentés en séance publique. Si cela arrive (c’est déjà arrivé), le vote est sans surprise. On ne détricote pas le texte tricoté en commission, d’autant qu’il faut une majorité des deux tiers.
Le passage en commission est donc le moment crucial. Or celui-ci se passe, en grande partie, à l’abri du regard public. Alors que certaines séances de l’actuelle Commission d’enquête sur les services secrets luxembourgeois ont été publiques, celles de la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle (CIRC), faute d’imagination et/ou de volonté3, ne le sont point. À croire que la fabrique de la Constitution doit rester plus secrète que les activités secrètes des services secrets… Alors que pour des projets d’urbanisme et d’environnement, il faut associer ab initio, dès le début, le public au processus de décision, que ce soit par la voie d’informations, d’enquêtes, de réunions et/ou de réclamations4, rien de tel pour la future Constitution. La Constitution – le plan de la Cité – vaut-elle moins qu’un plan d’aménagement général (PAG) d’une commune ? Alors que la Convention européenne chargée en 2002-2003 d’établir le texte de la Constitution européenne avait établi un site internet spécial, avec un blog, rien de tel pour la Constitution luxembourgeoise. Les nouvelles idées venues de l’Europe, de Bruxelles, s’arrêtent-elles à Arlon, dès qu’il s’agit de la Constitution nationale ? Tout se passe comme si la future Constitution luxembourgeoise était, et devait rester la chose des seuls élus.
De l’idée de démocratie semi-directe, participative, il ne reste, au mieux, que le référendum final. Mais, participer n’est pas seulement dire, à la fin, oui ou non. D’ailleurs, comme déjà dit, des citoyens et diverses associations souhaitent participer en amont et injecter leurs idées, leur force d’imagination, dans le processus politique. Certains l’ont déjà fait en soumettant des propositions novatrices à la commission5. Or, pour l’instant (et nous arrivons à la fin du processus6), ces avis ne sont ni évoqués/discutés dans les procès-verbaux de la CIRC, ni même publiés sur le site internet de la Chambre des députés. N’y figurent que les avis des acteurs institutionnels (gouvernement, Conseil d’État, juridictions, barreau, chambres professionnelles, etc.). L’avis de citoyens n’est-il pas digne d’y figurer ? Voilà une curieuse façon d’escamoter la voix des citoyens. Au titre de son rôle de représentant du « pays » (art. 50 Const.), la Chambre des députés n’est-elle pas censée relayer les idées de la société auprès de l’État ? Le parlement n’est-il pas censé être un lieu de paroles – là où des propositions sont discutées – plutôt que d’être un filtre opérant par voie de silence ?
Le processus constituant est d’ores et déjà, du point de vue de sa procédure, à classer parmi les rendez-vous manqués. Il manque de participation citoyenne et de transparence. Et qu’on ne dise pas que le monde politique luxembourgeois est, spontanément, par nature, transparent eu égard à la petitesse du pays, un pays où « tout se sait » et où « tout le monde connaît tout le monde ». Avec plus de 500 000 habitants, dont nombre viennent de l’étranger – étrangers qui ne sont pas insérés dans ce fameux réseau social fait de « transparence » –, le pays n’est plus une petite famille, si jamais il le fût. Pour cela, il est déjà trop grand, trop complexe, trop compartimenté. La démocratie vit de procédures formalisées. Elle a besoin de formes. Tout le monde ne sait pas ce qu’est en train de faire la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle. Certes, la commission publie sur internet ses procès-verbaux, mais, afin de connaître l’état actuel du projet de refonte, il faut faire l’effort de lire des centaines de pages pour en extraire, par voie de reconstruction, le projet. La commission estime qu’elle n’a pas à publier, sur internet, le document de travail (« interne ») sur lequel elle travaille. Elle ne le fournit non plus à la presse.
Reste à voir ce qui va sortir de ce huis clos. Si la procédure constituante n’est pas à la hauteur du Zeitgeist, le contenu au moins l’est-il ? Ceux qui voudraient se faire une première idée de la future Constitution et, le cas échéant, agir/réagir à ce stade, peuvent désormais le faire. À partir des procès-verbaux publiés de la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle, j’ai reconstruit au mieux le texte de la refonte tel qu’il est, à l’heure actuelle, débattu au sein de la commission. Le texte est disponible sur le site internet www.forum.lu/constitution et sera mis à jour au fur et à mesure de la publication de nouveaux procès-verbaux.