Ce coup-ci est peut-être le bon. Qualifiée de « licorne » (un animal mythique), de « serpent de mer » de la finance mondiale, ou comparée à l’Arlésienne du roman de Daudet (on en parle tout le temps sans qu’elle apparaisse jamais), la taxe sur les transactions financières, parfois improprement désignée sous le nom de « taxe Tobin » pourrait bien voir le jour dans un avenir proche. À moins qu’une fois de plus...
Le 8 mars dernier, le Parlement européen a voté une résolution demandant à l’Union européenne d’encourager l’instauration d’une taxe sur les transactions financières à l’échelle mondiale. Cette résolution constitue un amendement à un « rapport d’initiative » présenté par l’élue socialiste grecque Anni Podimata, en mars 2010, et approuvé par 529 voix contre 127 et 19 abstentions. Le Parlement a depuis réaffirmé sa position dans un nouveau rapport d’initiative sur les Financements innovants adopté en février 2011.
Selon diverses estimations, les transactions financières mondiales se montent chaque année à quelque 70 fois le PIB mondial, évalué à environ 43 000 milliards d’euros. Une taxe d’un très faible montant (par exemple 0,015 pour cent) rapporterait ainsi environ 450 milliards d’euros au niveau mondial, dont près de 200 milliards à l’échelle européenne (26 milliards à l’Allemagne, 12 milliards à la France et 107 milliards au Royaume-Uni). Une telle taxe pourrait « améliorer l’efficacité du marché, accroître la transparence, réduire la volatilité excessive des prix et créer des incitations pour que le secteur financier consente des investissements à long terme apportant une valeur ajoutée à l’économie réelle ».
Son produit serait prioritairement affecté à l’aide au développement des pays pauvres, selon le souhait exprimé, il y a près de 40 ans, par James Tobin. L’universitaire britannique, prix Nobel d’économie 1981, avait suggéré en 1972 d’instaurer un prélèvement minime sur les mouvements de capitaux pour limiter la spéculation à court terme, les fonds récoltés étant reversés aux pays démunis. Tombée dans les oubliettes pendant plus de 20 ans, l’idée de cette taxe est revenue sur le devant de la scène vers 1995, mais dans des conditions telles que James Tobin a refusé que son nom y soit associé, estimant qu’il avait été « détourné ».
Dès l’origine, le principe de TTF a été repris par un certain nombre de mouvements de gauche, les syndicats et les associations altermondialistes. Créée en France en 1998 et aujourd’hui active dans 38 pays, l’organisation Attac fait même figurer dans son nom la promotion de cette taxe.
Encore aujourd’hui, ce sont principalement des partis de gauche qui la mettent en avant.
Fin mai, le Parti socialiste français l’a mise en bonne place dans son programme pour les présidentielles de 2012 et, en accord avec le SPD allemand, a décidé de proposer à la Commission européenne la création d’une taxe sur les transactions financières à hauteur de 0,05 p.c.
Mais ce qui fait penser que la TTF pourrait bientôt voir le jour est son adoption par des hommes politiques libéraux, notamment depuis la crise financière de 2008. Le plus convaincu est Nicolas Sarkozy, qui occupe jusqu’en novembre la présidence commune du G 20 et du G 8. Il a fait des financements innovants, et notamment de la TTF, une des six priorités de sa présidence et ne manque pas une occasion de la promouvoir, la jugeant « juste, utile et efficace ». Faisant clairement porter sur la finance mondiale une grande part de responsabilité dans la crise, il considère comme « raisonnable que ceux qui ont tellement contribué à une crise d’une telle ampleur contribuent aussi un peu au développement des pays les plus pauvres qui en ont le plus souffert ». Selon Paris, la taxe sur les transactions financières serait en effet le seul moyen crédible d’aider les pays pauvres, mais aussi de financer les engagements pris en 2009 au sommet de Copenhague sur le réchauffement climatique, alors que les finances publiques américaines et européennes sont exsangues.
Mais les chances de la France de faire aboutir ses vues au niveau mondial sont assez minces. Déjà au G 20 de Toronto, en juin 2010, les efforts de plusieurs États européens n’avaient pas réussi à faire adopter une taxe globale sur les banques et les institutions financières. Même si la TTF est une question différente, le précédent est révélateur.
Si l’Europe paraît convaincue de son bien-fondé, le scepticisme, voire l’hostilité persistent ailleurs. Les États-Unis sont historiquement opposés à la TTF, et ont récemment déclaré qu’ils le resteraient. Il en va de même pour le Canada, la Suisse, l’Australie, la Russie, l’Inde ou le Mexique, qui occupera la prochaine présidence du G 20.
Les dirigeants des grandes organisations financières internationales n’y sont pas davantage favorables. Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du FMI, déclarait, au grand dam de ses camarades socialistes, que « les transactions financières étant très difficiles à mesurer, une telle taxe serait très facile à contourner », avis partagé par Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne.
Même au sein de l’UE, les gouvernements européens sont loin d’être sur la même longueur d’onde et même l’Allemagne (dont le soutien a pourtant été décisif au moment du vote de début mars) est sans illusions : sans être ouvertement sceptique, son ministre des Finances Wolfgang Schäuble, déclarait le 24 février dernier que « ce projet ne verrait pas le jour dans un avenir proche ».
Quant aux institutions financières et à leurs représentants, leur position est proche de celle de la Commission européenne, bien plus réservée que le Parlement. La Commission s’est d’abord placée sur un terrain technique, mettant en avant la complexité de la mise en place d’une TTF au niveau mondial, une attitude décriée par John Monks, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, pour qui la difficulté technique ne doit pas justifier l’inaction.
La Commission s’interroge notamment sur les produits et les transactions à taxer, plusieurs solutions étant possibles. Dans la première, la taxe concernerait les transactions sur les actions, les obligations, mais aussi les produits dérivés. Dans la seconde, ces derniers seraient exclus, réduisant de fait le montant des recettes générées. Par ailleurs elle a décidé de présenter différentes options de taxation alternatives et lancé à ce sujet une consultation publique, qui s’est achevée mi-avril 2011.
Car la vraie question est de savoir si la TTF, retoquée au niveau mondial, pourrait dans un premier temps, comme le prévoit le texte voté en mars, être appliquée au niveau européen. Cette perspective est sérieusement envisagée. Non seulement elle est soutenue par les gouvernements socialistes comme le chancelier autrichien Werner Faymann, pour qui « c’est une question de justice sociale », mais également par Christine Lagarde, ministre française des Finances, et probable future directrice générale du FMI, qui a déclaré « pouvoir penser une telle taxe au niveau européen », suivant en cela Nicolas Sarkozy, qui a proposé en février dernier que « certains pays avancent pendant que d’autres continuent à y réfléchir ». De son côté, Angela Merkel a même évoqué la possibilité de la limiter la TTF à la zone euro.
Le 1er juin, l’Assemblée nationale française a d’ailleurs recommandé au gouvernement de soumettre à ses partenaires « au plus tard lors du premier Conseil européen de l’automne 2011 » une proposition législative « introduite au niveau de l’Union européenne, ou à défaut d’abord au niveau de la zone euro ou d’un groupe de plusieurs États membres de l’Union ».
Dans des communications faites en octobre 2010, et plus récemment après le rapport parlementaire de février 2011, la Commission exprime sa réticence au sujet de l’idée d’une TTF au niveau européen. Cette hypothèse lui fait craindre une possible délocalisation des activités financières et augmente le risque d’évasion fiscale. L’expérience de certains pays comme la Suède, l’un des seuls à avoir expérimenté une taxe similaire dans le passé (en 1987), fait redouter qu’une TTF européenne soit « nuisible aux recettes fiscales » .
Madame Podimata est consciente de ces problèmes, mais considère qu’« un taux aussi minime ne va pas affaiblir la compétitivité du marché financier européen ». Pour les députés socialistes français et allemands, les risques de détournement sont relativement faibles ne concerneront que « les transactions essentiellement douteuses ou inutilement spéculatives ».
C’est néanmoins ce qui suscite le plus d’inquiétude de la part des professionnels. Lors de la consultation publique lancée par la Commission européenne, qui s’est déroulée du 22 février au 19 avril, 215 contributions ont été enregistrées, dont 67 en provenance d’institutions financières ou de leurs associations professionnelles. La levée de boucliers est générale.
L’Association de banques et banquiers du Luxembourg (ABBL) considère que « jusqu’à présent les différentes idées discutées au niveau du G 20 ou de l’UE ne permettent pas de déterminer avec clarté les objectifs de l’introduction de nouvelles taxes sur le secteur financier ». L’association luxembourgeoise se rallie à l’opinion émise par la Commission, et à celle de ses homologues européens comme la Fédération bancaire française pour qui « une taxe sur les transactions financières ne peut se concevoir qu’au niveau mondial », car « en réduire le champ territorial conduit nécessairement au déplacement des marchés de cette zone vers ceux des zones dans lesquelles la taxe ne serait pas prélevée ou dont le contrôle de son prélèvement serait moins performant ».
D’autres sujets sont en suspens. Dans le cas d’une application internationale de cette taxe, quelle serait l’autorité chargée de veiller aux opérations de liquidation de la taxe ainsi qu’à la répartition des recettes correspondantes ? Quant aux instruments financiers concernés, l’ALFI (Association luxembourgeoise des fonds d’investissement) propose, comme ses confrères, de tenir les OPC hors du champ d’imposition.