Oberkorn, mardi, 20h30. Devant la porte du Centre Marcel Noppeney, les langues se délient. Dans le noir d’une nuit d’automne, des familles, des amis, sortent par petits groupes de la réunion d’information organisée par le député-maire écolo Robert Traversini et son conseil échevinal, en collaboration avec l’Olai (Office luxembourgeois d’accueil et d’intégration). La réunion n’a duré qu’une petite heure, « elle était bien préparée », dit un spectateur en sortant. Quelque 250 citoyens intéressés y ont assisté, posé leurs questions, avancé des idées d’aide pour la soixantaine de réfugiés syriens que la mairie propose d’y loger. Le bâtiment en briques brunes et éléments décoratifs oranges typiquement années 1970 sert actuellement encore de salle de réunions pour de nombreux clubs, que le maire offre de reloger dans d’autres infrastructures de la commune de Differdange. Dans un premier temps, la grande salle servira à l’Olai, pour le tri, le contrôle et le dispatching des vêtements et autres matériels offerts par la population. Après des travaux de mise à niveau, notamment l’installation de douches (probablement dans des containers), les petites salles en alvéoles pourront accueillir chacune une famille.
Roberto Traversini aime la presse et la presse le lui rend bien : RTL Télé Lëtzebuerg est là pour prendre le pouls de l’ambiance, plusieurs radios et la presse écrite aussi. Il faut informer pour contrecarrer les peurs, légitimes, de l’inconnu, martèle le député-maire sur scène, c’est normal d’avoir peur. Il faut intégrer les enfants par l’école, lui-même étant venu au Luxembourg avec une famille ayant fui la misère en Italie saurait de quoi il parle. Une femme propose d’organiser des cours d’échanges culinaires avec les Syriens, un homme demande si les chômeurs autochtones seront les laissés-pour-compte de la nouvelle politique sociale orientée prioritairement vers les réfugiés. Applaudissements dans la salle, pour les deux positions. « Quand même, pour faire ce qu’ils ont fait, marcher si loin, traverser la mer au péril de leur vie, cela prouve bien que là-bas, d’où ils viennent, la vie était devenue invivable », explique une citoyenne un peu plus âgée à sa voisine. « C’est vrai... On verra bien ce qui va se passer une fois qu’ils seront ici, répond celle-ci, on verra bien. »
L’ambiance a tourné. Il y a quelques semaines à peine, mais surtout durant les arrivées massives de Roms de Serbie demandant l’asile au Luxembourg, en 2011 et 2012, l’ambiance dans la population était autrement plus négative à l’encontre des demandeurs d’asile, la moindre initiative de construction d’un foyer, aussi petit fut-il, provoqua une initiative citoyenne nimby militante, une avalanche de procès devant les instances administratives et des commentaires haineux, voire racistes, sur les forums de discussion. Mardi soir à Oberkorn aussi bien que sur les pages Facebook #refugeeswelcome ou autres initiatives privées d’aide spontanée au réfugiées, le ténor est plutôt positif : Les pauvres, aidons-les ! Collectes de vêtements, manifestations de solidarité – comme lundi soir au Kirchberg –, propositions de logement privé (« je vais en prendre un, je crois »), l’opinion publique semble désormais dictée par la compassion. « Oui, l’ambiance a tourné », constate aussi la ministre de la Famille et de l’Intégration, Corinne Cahen (DP), « je crois que c’est dû à la photo du petit Alan Kurdi ». La photo de ce petit garçon syrien de trois ans mort sur une plage turque, le 2 septembre, après que sa famille eut essayé de rejoindre la Grèce sur un petit bateau qui a fait naufrage, a ému le monde entier et certainement contribué à une autre prise de conscience. « Mais je suis toujours circonspecte, ajoute la ministre, je sais que l’ambiance peut tout aussi vite chavirer à nouveau de l’autre côté. » En attendant, le support de la population facilite le travail du ministère. Mais pas forcément celui des ONGs, qui, excédées par les amas de vieux vêtements et autre broll déversés par des gens certainement bien intentionnés, perdent beaucoup de temps à gérer ces stocks. Alors que des aides les plus utiles seraient des dons en espèces, utilisables partout et pour tout objet.
Comme par miracle, face à l’urgence de l’arrivée massive de nouveaux demandeurs d’asile, venant notamment de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, mais aussi certainement suite à cet élan de solidarité de la part de la population, tout semble soudain se débloquer. Les communes collaborent, se concurrencent même à qui mieux mieux, proposant immeubles désaffectés – notamment des presbytères, mais aussi des centres culturels ne servant plus et autres propriétés de la commune (la Ville de Luxembourg veut mettre à disposition l’ancien commissariat de police de la rue Glesener) – et aides logistiques au gouvernement. Dans ce fil incessant d’annonces et de propositions communiquées par tous les canaux, voici ce qui est sûr à l’heure actuelle : vendredi dernier, 11 septembre, le gouvernement a « identifié trois sites » pouvant assurer l’accueil de première urgence, à savoir le Centre de logopédie désaffecté à Strassen, l’ancienne Maternité du CHL, route d’Arlon, et le bâtiment A du Centre hospitalier neuro-psychiatrique à Ettelbruck. Ces trois bâtiments ne servent plus à leur ancienne destination, mais sont en assez bon état pour être rapidement fonctionnels. Dès la semaine prochaine, le Centre de logopédie devrait pouvoir accueillir jusqu’à 300 personnes (l’Armée vient d’annoncer qu’elle fournira les meubles), dans quinze jours le CHL une centaine et dans un mois, après quelques travaux, le CHNP devrait également être fonctionnel. En attendant, le ministère a déjà stocké des lits de camp et des tentes dans le Hall 6 de Luxexpo au Kirchberg, qui aurait une capacité de maximum 350 à 400 personnes et servirait d’appoint d’urgence. « Nous avons également un plan B », affirme Marc Crochet, directeur adjoint de la Croix-Rouge, en charge notamment du premier accueil des demandeurs d’asile : plus de 110 tentes pour un maximum de 500 personnes à installer sur deux sites sont prêtes, en cas d’urgence vraiment extrême. Une solution que la ministre aimerait éviter, mais « la Croix-Rouge loge des gens dans des tentes dans des régions climatiquement beaucoup plus défavorables que le Luxembourg », explique Marc Crochet, rôdé dans la gestion de crises humanitaires et qui veut être préparé à tous les cas de figure. Dans un deuxième temps, d’ici le printemps 2016, le Haut commissariat à la protection nationale installera trois camps de containers à Steinfort, Mamer et Diekirch, avec une capacité d’accueil de 900 places en tout, qui permettront alors de fermer les autres structures provisoires. Cela dure si longtemps parce que les containers ont un temps de livraison assez long.
Limpertsberg, mercredi 14 heures. La police vient de déposer une famille de nouveaux arrivants à l’entrée du foyer Lily Unden, centre de premier accueil pour les demandeurs de protection internationale géré par la Croix-Rouge et inauguré le 12 juillet. « Ils viennent chez nous par toutes les voies imaginables », explique Nadine Conrardy, responsable du foyer, il y en qui s’adressent à la police, d’autres passent par un ministère et encore d’autres, qui se sont informés, trouvent le chemin par eux-mêmes. Le bâtiment est fonctionnel et lumineux sans être clinquant, son esthétique est passe-partout. Devant la porte, des demandeurs s’agglutinent en petits groupes, majoritairement des hommes, mais aussi femmes et enfants, discutent, attendent. À la cantine, les derniers font la queue pour se servir à manger, sous le regard d’un vigile, mais l’ambiance est calme, paisible. Étonnant pour un lieu de brassage de tellement de cultures et de tellement de populations différentes, de gens aux périples dangereux et aux CV accidentés, de réfugiés dits économiques et de réfugiés politiques ou de guerre. Et surtout pour un lieu au taux d’occupation dépassant largement les cent pour cent. En une semaine, entre lundi dernier et ce lundi, 25 nouveaux arrivants ont été enregistrés par jour ; en début de cette semaine, ils étaient 250 à loger au Limpertsberg, 150 au Lily Unden (conçu pour un maximum de 120 personnes) et le reste au Don Bosco voisin, certes en piètre état, mais qui a dû être réhabilité pour faire face à l’urgence. Si en janvier et février, quelque 90 nouveaux demandeurs arrivaient par mois, ils étaient 188 en août, et, selon la ministre Corinne Cahen, 298 jusqu’au quinze de ce mois – alors que le chiffre de 300 nouveaux arrivants par mois figurait comme worst case scenario dans les calculs du ministère. Pour la première fois cette année, le nombre de ressortissants syriens (58) a dépassé celui des Kosovars (30) parmi les demandeurs en août.
L’arrivée de nouveaux demandeurs se fait 24 heures sur 24 au foyer Lily Unden, où les employés d’une société de gardiennage privée les enregistrent, voient quels sont leurs premiers besoins (ont-ils faim ou soif ou un besoin médical urgent, un traumatisme par exemple, une plaie ou une maladie ?), leur expliquent les règles du foyer et, avec une check-list, regardent ce qu’il leur faut comme équipements : vêtements, kit d’hygiène... Le lendemain matin, ils doivent obligatoirement aller s’enregistrer au ministère de l’Immigration, où ils déposent une demande de rendez-vous pour pouvoir faire la procédure officielle en vue d’obtenir (peut-être) le statut de réfugié. En temps normal, ce premier rendez-vous peut se faire entre sept et dix jours plus tard, c’est à partir de ce moment-là qu’ils ont leur « papier rose » et accès aux aides sociales de l’Olai. Avec la situation d’urgence actuelle, ces délais se sont allongés. Une procédure de demande dure longtemps, parfois plus de quatre ou cinq ans, mais les Syriens se voient accorder le statut assez vite, en moyenne en neuf mois. Ceux qui sont déboutés d’office parce que leur demande n’est pas acceptée, par exemple parce que leur pays d’origine est considéré comme sûr, passent également plus rapidement par la procédure. Durant tout ce temps, la vie au foyer est régie par une chose : l’attente. Donc l’équipe du foyer a mis en place, grâce au soutien des bénévoles, tout un programme d’activités : sports pour enfants ou adultes, ateliers d’art et de tricot. Le foyer dispose de salles équipées pour ces différentes activités. La projet reste toutefois de pouvoir installer ces demandeurs de protection internationale un peu plus durablement dans des foyers plus adéquats ; en règle générale, le premier accueil ne devrait dépasser six semaines, mais cela ne peut se faire que s’il y a de la place autre part.
La rentrée de tous les enfants en âge d’être scolarisés avait lieu mardi pour le fondamental et hier, jeudi, pour les lycées. Les enfants des migrants n’y font pas exception, ils sont scolarisés aussi vite que possible après leur arrivée au Luxembourg. « La rentrée était normale pour nos services », estime Marguerite Krier, cheffe du Service de la scolarisation des enfants étrangers (Secam) au ministère de l’Éducation nationale. Quelque 1 500 enfants primo-arrivants ont été intégrés dans les écoles à travers le pays, les enseignants formés et préparés lors d’une « journée d’accueil » qui a eu lieu lundi. Si les enfants du Lily Unden respectivement du Don Bosco sont scolarisés dans des classes d’accueil à Weimerskirch, le principe du premier accueil sera ensuite la création de classes spécifiques sur les lieux où logeront les parents. Car la première difficulté pour les enfants est linguistique : les enfants syriens par exemple non seulement ne parlent aucune des langues courantes au Luxembourg, mais seulement l’arabe, ils doivent en plus apprendre à écrire l’alphabet latin, quel que soit leur niveau scolaire. En outre, des enseignants et des médiateurs spécifiquement formés seront sur place pour les encadrer en cas de traumatismes et de difficultés de se concentrer après ce qu’ils ont vu et vécu durant la guerre ou leur fuite de la région. Bien que beaucoup des familles syriennes qui arrivent au Luxembourg connurent une certaine prospérité chez elles – « comme lors de toutes les grandes crises, les pauvres ne peuvent se payer que la fuite vers le pays voisin » rappelle Nadine Conrardy – et ont une grande érudition, occupèrent un métier valorisant et scolarisèrent leurs enfants, il y en a aussi qui arrivent après plusieurs années passées dans des camps de réfugiés sans que leurs enfants n’aient jamais pu aller à l’école. Les premières missions de ces classes d’accueil sont donc l’alphabétisation, l’apprentissage de la langue et la mise en confiance, « notre but étant toujours d’intégrer ces enfants aussi vite que possible dans l’école normale » insiste Marguerite Krier. Les adolescents sont orientés vers les classes d’accueil à travers le pays, puis éventuellement des classes à régime linguistique spécifique (français, anglais...)
« Pour moi, ceci n’est que le début de notre travail », estime la ministre de la Famille et de l’Intégration, qui a constaté qu’il est beaucoup plus simple de déplacer des montagnes lorsqu’il y a une vraie urgence humanitaire. Mais, estime celle qui visite régulièrement les foyers, pour s’échanger avec ceux que ses services accueillent (« il m’importe vraiment de leur parler », dit Corinne Cahen), dans une deuxième phase, ces gens auront des droits. À un logement digne notamment, qui ne soit pas un foyer d’urgence. Et c’est là que le bât blesse, parce que les logements abordables sont rares, et qu’elle reçoit déjà maintenant des lettres insultantes ou de menace de gens remontés contre ce qu’ils estiment être du favoritisme à l’encontre des réfugiés. Qui, eux, restent vulnérables bien plus longtemps qu’on ne le croit.