« Les gens ne se rendent pas compte du sérieux de la situation », dit Corinne Cahen (DP) et fait une petite pause. La ministre de la Famille et de l’Intégration vient d’avoir les derniers chiffres de l’arrivée de nouveaux réfugiés : cinquante personnes par jour. Pour comparaison : en début d’année encore, il y avait entre 90 et une centaine de nouvelles demandes de protection internationale par mois. cinquante par jour, ce seraient 1 500 personnes ce mois-ci. Avant les vacances déjà, voyant l’évolution de la situation internationale, notamment l’arrivée massive de nouveaux migrants par la Méditerranée au Sud de l’Europe et par les Balkans à l’Est, l’Office luxembourgeois pour l’accueil et l’intégration (Olai) avait développé plusieurs scénarios possibles pour le gouvernement quant à l’évolution du nombre de nouveaux demandeurs de protection internationale (DPI) au Luxembourg, Yves Piron, son directeur, voyant venir un « afflux massif » en cours d’année. C’est dans le scénario deux que nous nous trouvons maintenant : un besoin de 3 000 lits d’accueil supplémentaires d’ici 2017. Il faut agir – et vite.
L’arrivée d’un nombre important de réfugiés de guerre, cela rappelle l’année 1999, celle de la guerre du Kosovo. Le gouvernement de Jean-Claude Jun-cker, qui soutenait les frappes de l’Otan, n’était pas du tout préparé à en assumer les conséquences : l’accueil des réfugiés de guerre. Il y avait alors eu, en une année, presque 3 000 nouvelles demandes, et pas de place pour loger ces personnes. Le gouvernement réquisitionna un des halls des Foires internationales, les images d’enfants jouant sur le macadam, derrière des barres, et interdits d’accès au supermarché adjacent, restent inoubliables. Quinze ans plus tard, alors que le pays n’est plus en guerre et que les chances de voir leurs demandes de protection internationales aboutir tendent vers zéro, les Kosovars constituent toujours, avec presque un quart du total, la plus grande communauté de demandeurs, devant l’Albanie, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine.
Dix ans après la crise de 1999, alors que le gouvernement avait promis d’entreprendre des travaux de rénovation des anciens foyers et d’en construire de nouveaux, nouveaux pics d’arrivée : 2011 et 2012, les Roms de Serbie venaient en nombre, plus de 2 000 nouveaux demandeurs par an. Et à nouveau, le gouvernement se disait surpris, interloqué même. Et n’avait pas d’autre solution que de loger les demandeurs de protection internationale sur des campings et dans des hôtels battant de l’aile, notamment à l’Est du pays. Les images des tentes de l’armée sur les campings à Steinfort au Mullerthal, à Medernach et à Echternach en automne, dans des conditions de promiscuité et d’hygiène difficiles, ont également marqué la conscience collective. Et rebelotte, malgré les promesses du gouvernement, rien n’a été fait pour la prochaine crise. « Je me souviens, à l’époque, j’ai traversé le pays pour amener vêtements et jouets à ces gens », raconte Corinne Cahen. Elle n’était pas encore ministre, et même pas encore dans la politique, mais une simple citoyenne lambda empathique et engagée.
Dès son arrivée à la tête du ministère, en décembre 2013, Corinne Cahen s’est battue pour améliorer les conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Mais c’est plus difficile de faire bouger les choses que son optimisme voulait bien le croire, tellement les blocages sont nombreux. Et ce à tous les niveaux, que ce soit de la part des édiles communaux, qui doivent collaborer pour la construction de nouveaux foyers d’accueil, ou de la part des citoyens, très rapides et efficaces à s’opposer à l’arrivée d’immigrés pauvres dans leur voisinage. Il y a l’exemple de Bridel, où quelques voisins craignant pour la valeur de leur terrain ont entamé des recours devant les juridictions administratives pour empêcher la construction d’un foyer de taille modeste. Il y a aussi celui de Sandweiler, où le précédent gouvernement avait déjà lancé un projet d’une structure d’accueil d’urgence pour quelque 400 personnes – celles de la Wanteraktioun, plus toutes celles qui pourraient avoir besoin d’un tel abri d’urgence, pour quelque raison que ce soit –, mais la commune s’y oppose avec tous les moyens en son pouvoir. Le seul succès que Corinne Cahen ait pu afficher dans ce domaine fut l’inauguration du foyer Lily Unden, à la mi-juillet. Mais ce projet date de ses prédécesseurs et, bien que beaucoup plus accueillant que l’ancien Don Bosco, il ne dispose plus que de 120 lits, contre 140 au Don Bosco (avec une possibilité d’accueillir jusqu’à 250 personnes, voire plus).
Or, le foyer Lily Unden, comme avant lui son voisin, assure le premier accueil. C’est vers là que sont orientés ceux qui débarquent au Luxembourg et déposent une demande de protection internationale au ministère de l’Immigration. C’est donc en un premier temps pour cet accueil-là qu’il faut démultiplier les capacités. Si la Hongrie, complètement dépassée, laisse passer des centaines de migrants par jour en direction de l’Europe de l’Ouest, s’ils débarquent en nombre en Allemagne notamment, et que les conditions d’accueil y sont de plus en plus difficiles, il n’est que normal que les Syriens, les Erythréens, les Afghans ou les Irakiens qui fuient leurs pays par milliers atterrissent aussi au Luxembourg. Mais où les loger s’il n’y a plus de place au Lily Unden ?
En rentrant de vacances, le gouvernement vient de charger le Haut commissariat à la protection nationale de la gestion du logement des nouveaux arrivants et déclare ainsi en quelque sorte l’état d’urgence en la matière. Fondé en 1959, en pleine guerre froide, le HCPN devait protéger la population et le pays en cas de conflits armés, notamment d’attaques aériennes. Le comité de protection nationale se compose de représentants de tous les ministères importants, notamment de celui des Affaires étrangères et de l’Armée ; le HCPN, dépendant du ministère d’État doit assurer les charges qui lui sont attribuées par le Comité. Or, ce HCPN n’a jamais été bien actif et fut même mis en veilleuse à la fin de la guerre froide et jusqu’aux attentats du 11 septembre, dans la foulée desquels il fut chargé de la surveillance des structures dites critiques pour d’éventuels actes terroristes. Puis il vit son rayon d’action élargi aux crises civiles. Ces dernières années, désormais dirigé par le haut-commissaire Frank Reimen (ancien haut fonctionnaire au ministère des Transports et ancien CEO de Cargolux), ses principales activités furent la mise en place de plans nationaux en cas de nombreuses victimes, de pandémies, d’intempéries etc. Nous sommes donc désormais dans un scénario catastrophe. « Nous avons eu recours au HCPN parce qu’ils sont outillés pour gérer de telles situations d’urgence et qu’ils en ont les moyens », explique Corinne Cahen. À eux donc désormais de trouver des terrains où installer des structures de préfabriqués – et de trouver des containers appropriés, sachant que le gouvernement veut éviter d’installer des camps sous tentes, vues les conditions météorologiques d’un hiver luxembourgeois. Contacté par le Land, Frank Reimen ne voulait pas s’exprimer sur le sujet, mais fit promettre une communication officielle « le moment venu ». La loi sur les « réquisitions en cas de conflit armé, de crise internationale grave ou de catastrophe » date de 1981, mais il est peu probable que le HCPN veuille ou doive avoir recours à ce moyen extrême.
Car en matière d’accueil des plus faibles, beaucoup de maires affirment vouloir se montrer solidaires, contactent le ministère pour lui faire part de telle ou telle possibilité d’un terrain ou d’un bâtiment libres dans la commune. Mais souvent, les projets échouent dans la phase d’autorisations, suite aux recours de riverains enragés. En tout premier lieu, il est désormais envisagé de rouvrir le foyer Don Bosco, certes dans un état plus que déplorable, mais disponible et déjà propriété de l’État. Marc Crochet, directeur adjoint de la Croix-Rouge, affirma mercredi soir à RTL Télé Lëtzebuerg que son organisation serait tout à fait prête à en assurer de nouveau l’exploitation, après quelques menus travaux d’urgence, si on le lui demandait. Ensuite, il y a tous ces foyers de plus petite taille et ces hôtels ayant servi d’appoint pendant quelque temps, mais fermés ces dernières années pour cause de vétusté, et qui pourraient eux aussi être rouverts en attendant une meilleure solution – ou la fin de la crise. Les ministères, aussi bien celui de la Famille et de l’Intégration que celui de l’Immigration, demandent d’urgence qu’ils puissent engager du personnel supplémentaire pour la gestion quotidienne de ces demandeurs de protection internationale et de leurs dossiers, afin que l’accueil puisse être amélioré et le traitement des procédures de demandes accéléré. Avec quel budget ? « Nous avons un crédit budgétaire non-limitatif dans ce domaine, assure encore la ministre, et il a été souligné plusieurs fois au conseil de gouvernement que nous ne parlions pas d’économies ici. Une situation d’urgence requiert aussi des moyens d’urgence. »
Or, même si la description de ce plan d’urgence lancé par le gouvernement Bettel/Schneider/Braz semble presque idéaliste – un gouvernement aussi humaniste que volontariste réagit face à une situation internationale et n’a pas peur des coûts pour sauver des vies humaines et offrir une perspective aux plus nécessiteux, qui ont toisé la mort pour venir ici –, la réalité est un peu plus complexe : dans la population, et malgré les nombreuses personnes déterminées à s’engager selon leurs moyens (voir ci-dessous), il y a aussi un rejet d’une part de la population de plus en plus agressif et s’articulant en des termes racistes et haineux, sur les réseaux sociaux et dans les forums des grands médias contre des demandeurs d’asile accusés d’abuser du statut de réfugié et qui ne viendraient que par intérêt économique, pour profiter du système social luxembourgeois. Alors que, bien sûr, les autochtones seraient laissés-pour-compte.
« Il y a de grandes limites dans la solidarité avec les migrants en Europe », regretta le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, Jean Asselborn (LSAP), lors d’une conférence de presse sur le sujet lundi. « Mais nous avons une obligation de protéger ceux qui sont persécutés ». C’est écrit dans les textes ratifiés par la plupart des pays européens, notamment la Convention de Genève de 1951. « Dans cette question, il n’y a pas de solution nationale, mais il ne peut y avoir que des solutions européennes. » Depuis le début de l’année et jusqu’à la mi-août, l’agence Frontex a enregistré 264 500 migrants traversant les frontières de l’espace Schengen – et aucun pays ne veut accueillir ces réfugiés, chaque pays déchargeant sa responsabilité sur son voisin. Le 14 septembre aura lieu une réunion d’urgence du conseil justice et affaires intérieures sur le sujet, convoquée par Jean Asselborn, dans la cadre de la Présidence luxembourgeoise (voir aussi page 7).
C’était donc un ministre très diplomatique qui s’exprima lundi, en appelant tous les pays membres au respect des conventions internationales – aussi bien celle de Genève que les accords de Schengen ou Dublin II (imposant une procédure d’asile et donc un enregistrement dans le pays d’arrivée dans l’espace Schengen). Mais c’était aussi un ministre se montrant ferme en ce qui concerne le sort des réfugiés déboutés, ceux qui n’ont pas obtenu le statut de réfugié (qui ouvre la voie vers les pleins droits d’un citoyen du pays), notamment ceux originaires des Balkans fuyant la pauvreté et non pas la guerre. Depuis le début de l’année, il y a eu presque 600 retours vers ces pays d’origine, dont 149 expulsions. Rien que durant les deux mois d’été, quatre vols charter ont ramené 79 personnes au Monténégro, en Bosnie-Herzégovine, en Albanie et au Kosovo – des pays désormais considérés comme sûrs. « Il s’agit quand même de pays candidats à une adhésion à l’Europe, jugea le ministre, auxquels l’Union verse beaucoup de soutiens financiers... » Peut-être qu’il s’agit aussi un peu de libérer de la place pour les nouveaux venus, notamment des régions en guerre, les Syriens et les Érythréens se voyant accorder le statut de Genève assez rapidement.