Le 7 mars 1940, Pierre Grégoire annonça une bonne nouvelle dans les pages du Luxemburger Wort : Il venait, selon lui, de découvrir l’enfant prodigue d’une nouvelle peinture luxembourgeoise. Rédigé dans son style alambiqué, Grégoire y expliquait au lecteur qu’en amont d’une exposition organisée à la galerie Charles Bradtké, il avait pu rencontrer un certain Jean Falkner. Entré à la rédaction du Luxemburger Wort en 1933, Grégoire s’y occupait de la Rundschau, qui allait précéder le supplément culturel de la Warte. Alors qu’à l’époque, ses articles critiques se bornaient essentiellement au cinéma, Grégoire avait cru juste de promouvoir ce qu’il considérait comme une découverte inédite au Luxembourg : un « Kohletrimmer und Meistermaler », un ouvrier de « Beles » qui, à ses heures libres produisait, toujours selon Grégoire, des chefs-d’œuvre. Le journaliste du Wort avait rédigé une louange sur les œuvres « désarmantes » une « composition sûre », des « couleurs mûres et pleines » qui étaient la manifestation « criante et souffrante de la misère de leur époque ».
Dans la Obermoselzeitung Paul Staar, membre fondateur de la Gedelit, reprenait et amplifiait les propos de Grégoire en insistant sur les « schwielig-harte un zerfurchte Fäuste welche Tag um Tag während acht Stunden auf einem Escher Hüttenwerk Kohle schaufeln », alors que Grégoire avait déjà décrit les « groben, unförmigen, von der Schwerarbeit zerstörten Hände » du trentenaire Falkner. Le Tageblatt donnait un descriptif mitigé de l’exposition1 en suggérant la recherche de mécènes pour encourager l’autodidacte.
L’exposition à la Galerie Bradtké a été visitée par Joseph Bech et différentes sources indiquent que le public avait, en nombre considérable, suivi les conseils de Pierre Grégoire tout en suivant l’exemple du ministre de Affaires étrangères de l’époque.
Falkner était un peintre figuratif, et il est étonnant de constater que la droite se retrouvait dans la maladresse picturale de cet amateur. Un honorable peintre du dimanche qui avait décidé de travailler en semaine.
Mais la véritable « affaire Falkner » ne devient publique qu’une semaine après la fin de l’exposition à la galerie Bradtké. Le journal mensuel Die Neue Zeit du 1er avril 1940, titrait « Die Ausstellung Falkner, eine peinliche Angelegenheit ». Dans un court éditorial signé par la rédaction2, le cas Falkner est dénoncé comme une mise en scène du Luxemburger Wort. Et Joseph Funck de rajouter que parmi les pires tableaux se trouve en plus un plagiat éhonté des « chevaux rouges » de Franz Marc. Dilettantisme, incompétence et plagiat : l’attaque mettait directement en cause le jugement critique de Pierre Grégoire. Pour argumenter cette critique, on publiait les prises de positions de deux artistes luxembourgeois affirmés : Théo Kerg3 et Jang Thill. Kerg souligne le reproche de plagiat en publiant : « Wissen Sie eigentlich, Herr Falkner, was Sie da getan haben? Sie haben nicht nur eine niederträchtige Täuschung versucht, Sie haben flagranten künstlerischen Diebstahl begangen ». À Jang Thill d’enfoncer le clou : « Nous osons marquer notre barbouilleur d’hypocrite et de fabricant de niaiseries qui profane inutilement la matière picturale au profit d’un sentiment mal senti ».
Le jour d’après, tout en publiant une seconde prise de position de Kerg dans les colonnes du Luxemburger Wort, Grégoire réagissait aux reproches d’être l’émince grise qui avait organisé la soudaine apparition de Falkner sur la scène artistique luxembourgeoise. Dans sa rétorque aux « Kerg und Thill, Funck und Marx » il faisait allusion au « primus pares » du Cercle artistique, en tant que protecteur du jeune Falkner.
Die Neue Zeit ne lâchait pas prise. Dans l’édition du 1er mai 1940, neuf jours avant l’occupation nazie, Théo Kerg y revenait à l’assaut en proposant sa définition d’un art social, donc prolétaire, alors que le Proletarier, organe officiel des syndicats indépendants luxembourgeois, relevait que les œuvres de Falkner ne correspondaient peut-être pas au règles de l’art, mais n’en étaient pas moins intéressantes. Pendant que Pierre Grégoire continuait à essayer de lancer la carrière de Falkner en tant que « Zola der Farbe », Théo Kerg s’y opposait farouchement en soulignant que les règles de l’art sont impératives et doivent être respectées (Kerg sous-entendait dans ce cas les règles du réalisme socialiste).
Die Neue Zeit était également le périodique qui comptait parmi ses contributeurs réguliers le jeune Joseph-Emile Muller, qui, à l’issue d’une critique du Salon du Cercle artistique de 1935 avait publié un deuxième article4 qui révélait que d’anciens sécessionnistes comme Jean Schaack et Harry Rabinger avaient perdu tout intérêt : « Die Ausdruckslosigkeit, die Arm-Seligkeit bei Schaack und Rabinger ist schon nicht mehr zu überbieten.(…) nichts als feierlicher Kitsch, nichts als leere, öde, anödene, auf ‘gefällig geschminkt’ abziehbildhafte Oberfläche. »5 Cet article avait radicalement écourté la première carrière de critique d’art de Joseph-Emile Muller au Tageblatt6. Pendant ces derniers jours de liberté paraissait aussi Die moderne französische Malerei7 du même Joseph-Emile (Muller). Dans ce recueil le jeune critique d’art retraçait une évolution de l’art français à partir du début du XIXe siècle pour aboutir à un plaidoyer pour le cubisme. Ce travail préfigurait sa fonction de responsable du service pédagogique des Musées de l’État, dès l’après-guerre.
Vers la même époque, Joseph Probst contribuait à un fascicule de propagande patriotique intitulé « Alles fir Hemecht » 8 édité par Jean Pétin9 dans le contexte des fêtes du centenaire de 1939. Dans un essai intitulé « Malerei und nationaler Gedanke », Probst alors âgé de 28 ans se prononçait en faveur d’un art, plus particulièrement d’une peinture, qui se bornerait à reproduire une iconographie locale : « Für Malerei heisst nationales Leben : der einheimische Mensch und die einheimische Natur. (…) Der Bauer am Pflug, als Säman, als Schnitter zeigt sich in ungeheuer bedeutungsvollen, ewigen Gebärden, die ebenso ewig einer grossen Gestaltung bedürfen. »
Il est aujourd’hui difficile de se prononcer sur ce qui avait pris Probst, qui venait pourtant de terminer ses études aux Arts Décoratifs de Paris à reprendre le refrain digne du Landwuôl pour conditionner une vision antimoderne et antiurbaine, dans le domaine des beaux-arts.
La publication, presque simultanée, de ces deux interprétations diamétralement opposées de la perception d’un art contemporain de l’époque illustre un malaise profond dans le milieu des arts plastiques au Luxembourg. La génération des sécessionnistes, notamment Schaack et Rabinger avaient fait naufrage en pratiquant un art conventionnel, alors que de futurs Iconomaques10, comme Probst, se perdaient dans une promotion d’un art timoré et réactionnaire. Kutter lui-même était déjà gravement malade et vivait en reclus dans sa maison moderniste au Limpertsberg. De plus pendant l’après-guerre, alors que la génération des Iconomaques prenait le tournant d’un abstraction plaisante vers les années 1952, Joseph-Emile Muller se faisait l’un des grands défenseurs et promoteurs des Wercollier, Probst, Gillen et compagnie.
En 1939 le Luxembourg participait à la World’s Fair de New York. Les industries luxembourgeoises s’étaient désistées du projet, mais Michel Stoffel, en sa qualité de président du Cercle Artistique de Luxembourg, avait réussi à convaincre le gouvernement luxembourgeois de réaliser le projet d’un pavillon national à New York, malgré la menace de guerre imminente. L’aménagement avait été délégué à Jemp Michels. Le pavillon luxembourgeois de 1939 a été réalisé essentiellement par des artistes, et cela dans un style qui pouvait tout à fait se définir par le texte nationaliste de Joseph Probst. La mission était de représenter le pays à travers toute une série de montages photographiques, de peintures murales, mais aussi de sculptures. Notamment une série de cinq statues réalisées en fonte, représentant des allégories de l’artisanat, de la viticulture, de l’agriculture, de l’industrie et de la ville de Luxembourg. Une gigantesque peinture murale avait été réalisée par Jean Schaack et Harry Rabinger. Or, ce pavillon de 1939 n’a été vu que par très peu de Luxembourgeois. Ce sera essentiellement à travers des magazines illustrés comme la A-Z ou alors le tout premier numéro de la Revue, et par le biais d’articles comme celui du Luxemburger Wort, que le public luxembourgeois s’était vu transmettre une version très positive de la présence luxembourgeoise à New York. C’était encore une fois Joseph-Emile Muller qui avait joué le rôle de « Naschtbeschmotzer » (qui crache dans la soupe) dans les pages de la Neue Zeit. Certes Muller y admettait ne pas avoir vu le pavillon de ses propres yeux, mais il reprochait à cet événement une critique beaucoup plus fondamentale : celle de mettre en exergue des artistes qu’il considérait comme dilettantes. De nouveau Muller devait se justifier, cette fois face à un Jemp Michels ulcéré.
L’occupation du Grand-Duché mettait un terme abrupt à cette petite guerre culturelle entre critiques d’art, auteurs et artistes plasticiens. Mais cette querelle était révélatrice quant à la situation véritable de la scène culturelle au Luxembourg. Elle semblait être le miroir direct des combats et des rancunes politiques qui subsistaient depuis la tentative d’imposition de la loi muselière en 1937. Mais en fait, elle n’était que l’écho des promesses perdues datant de la courte période des sécessionnistes luxembourgeois de la deuxième moitié des années 1920. Pour Joseph-Emile Muller, il n’y avait que Kutter qui subsistait de cet élan artistique. Ce n’est que pendant les années 1950 qu’il se plongeait dans une défense sans équivoque de la génération des Iconomaques, c’est-à-dire de la peinture et sculpture abstraites luxembourgeoises.
Ces différentes joutes étaient aussi un prélude à ce qui allait diviser la scène artistique durant occupation. La collaboration va jeter un voile sur toute une génération d’artistes dont, au Luxembourg finalement seuls les Iconomaques avaient su s’émanciper vers le début es trente glorieuses.