« Combien d’années s’est-il découlé
depuis ce lointain après-midi de juin ?...
Pourtant, si je ferme les yeux… »
Giorgio Bassani,
Le jardin des Finzi-Contini
Châteaux, parcs et jardins sont indissociables, les uns et les autres inséparables. Même si leur lien a changé du moment où la portée des obus augmenta et rendit les glacis, les fossés d’eaux vives inopérants. D’un coup, les ponts-levis ne servirent plus à rien, les ouvrages fortifiés eurent fait leur temps. À l’origine, le château de Colpach était une forteresse dans l’Ell, avant d’être converti en manoir au XVIIIe siècle. Ses heures de gloire, il ne les tient pas par la guerre, c’est la culture qui en a fait un lieu de mémoire, dès la fin du XIXe siècle. Rendez-vous très vite d’étrangers renommés et de la société bourgeoise luxembourgeoise, mais on ne mentionnera pour ce temps lointain que le peintre hongrois Munkácsy, et une plaque nous le rappelle toujours, le compositeur et interprète Franz Liszt, en juillet 1886, avant qu’il ne donnât un dernier récital au Casino bourgeois à Luxembourg et de s’en aller mourir à Bayreuth.
Autre moment de vive effervescence culturelle, nous sommes passés au XXe siècle, après la Première Guerre mondiale, le temps où le château appartenait aux Mayrisch, réunissant intellectuels et hommes et femmes de bonne volonté, dans un souci de rapprochement après les années de carnage. Inutile d’énumérer ici tous ceux qui sont venus à Colpach, y ont séjourné, mais c’est un drôle de sentiment qui vous saisit dans la chambre d’André Gide, dans ce qu’il en reste, sa salle de bains, la baignoire recouverte pour la protéger (comme le sont tant d’endroits, d’objets du château, escaliers, chambranles, retraits cachant quelles œuvres…), d’où seule la robinetterie ressort.
C’est dire, si l’on a de la chance, un guide, qu’on traverse des salles vides, des chambres abandonnées, là où la Croix-Rouge, à qui Aline Mayrisch avait légué le château à sa mort, a exploité naguère une maison de repos et de convalescence. Depuis 2002, l’édifice est classé monument national, cela fait du temps ; il est prévu, après rénovation, d’en faire maintenant un centre de formation où une salle, bien sûr, maintiendrait la mémoire des Mayrisch (dans de meilleures conditions muséographiques que les panneaux dans les couloirs du nouveau bâtiment). Et il faudra prendre soin particulièrement de la bibliothèque, « la seule pièce vraiment somptueuse… qui occupait presque toute l’aile gauche du premier étage », avait constaté Annette Kolb, avec ce jugement sur la châtelaine : « Très gâtée par la fortune, le luxe personnel auquel elle s’adonna était bien restreint ».
1 Le parc n’est pas le jardin fermé, entouré d’un mur de grande hauteur, des Finzi-Contini ; il n’a donc pas la même symbolique, de paradis perdu, après avoir été doux ghetto. Lui est entièrement d’agrément, par un temps de canicule offrant dans ses parties boisées une ombre revigorante. Mais il faut pousser jusqu’à son extrémité, au jardin potager, avec ses bronzes de Maillol et de Kolbe, c’est exactement l’art qui convient à pareil endroit, on le dira moins des œuvres contemporaines, de la plupart d’entre elles (liste des prix à l’accueil du Centre). Atmosphère, atmosphère, oui, cela a parfaitement une gueule d’atmosphère, rétrograde, certes, comme le sont de leur côté les griffons, à l’entrée du château, gardiens impuissants contre le temps qui passe et son usure.
On sait que Pomone aime l’ordre, l’harmonie, elle est là, comme transplantée de Maillol des Tuileries à Colpach, elle a les cheveux relevés, le buste droit, elle tient dans ses mains un fruit. Lui, au contraire, est recroquevillé, le jeune Somali, de Kolbe, et son regard est moins assuré. La nature sauvage, dans une certaine mesure du moins, c’est pour plus loin, appropriée à la Mort du dernier Centaure, de Bourdelle, ultime sursaut de l’homme créateur, qui s’appuie sur une lyre, par-dessus son ventre de cheval, la tête penchée irrémédiablement. L’expressivité est plus forte, on est loin quand même des monstres de Bomarzo, de leur caractère insolite, fantastique ; dans un tout autre registre, plus sage, pourquoi ne pas reprendre quand même les mots de Pieyre de Mandiargues, disant que « les forces de la nature aidant, quelques lieux ont été créés de main d’homme qui sont vraiment d’une beauté folle ».
Dans une lettre de juin 1928, après la mort d’Emile Mayrisch, sa veuve annonce à Agnès Copeau que l’architecte Perret lui dessine un monument très souple – « une dalle horizontale et j’espère y trouver plus tard une œuvre d’art à y placer ». Il faudra attendre, Charles Despiau la lui aura fournie, le bronze est à Colpach, le plâtre original appartient, lui, à l’État français. Cela porte pour nom le Réalisateur, il est vrai que l’homme assis fait preuve en tout cas d’un esprit décidé, rien que le mouvement du bras et du poing droits le signalent.
2 L’autre dimanche, c’était la fête à Colpach. Et seul au manège et sous sa splendide toiture on put échapper tant soit peu, à l’écart, à l’animation des stands de vente (il faut signaler que le manège donnera le 25 août prochain le cadre d’une soirée de lecture, avec les auteurs Nico Helminger, Nora Wagener et Tom Nisse). Au château même, une fois qu’on eut franchi la première salle, au rez-de-chaussée, frayé un chemin parmi les cartons de livres d’occasion, dans les pièces à gauche comme à droite, ce fut le vide, mais un vide parlant, à vous mettre sous son charme, avec les murs et leurs restes de papier peint ou de peinture écaillée, les décorations au plafond et des fois une ampoule pendant au bout d’un fil.
Vous montez l’escalier, une bonne âme vous conduit, vous en permet l’accès, et vous continuez le rêve, clément, au premier étage. Là, cela reste toujours vrai, ce que Léonard de Vinci a pu écrire sur les vieux murs, leurs taches, leurs nuages, les esquisses embrouillées qu’on peut y déchiffrer ; à certains endroits, il est des dessins d’extrême réduction, parcimonieux (mais non dans ce qu’ils dénotent), ces dessins griffonnés surprennent, à ne pas rapporter aux derniers occupants du centre.
Il se passe que les appareils et installations d’hygiène, un peu perdus, sans plus d’usage, rappellent que le château, et c’était le cas avant même sa conversion, était résolument du côté de la modernité. Aujourd’hui, les voici les témoins d’une autre époque, c’est fini, quelle que soit la destination qui sera retenue.
C’est en 1947, à la mort de Madame Mayrisch, sa vice-présidente, que la Croix-Rouge est entrée en possession du château. Une soixantaine d’années après, il s’est trouvé jouxté par un nouvel immeuble, centre de réhabilitation dont la contiguïté ne remporte pas tous les suffrages, tant il semble collé à la partie gauche du château. En juin dernier, de nouveaux services nationaux y ont été présentés, dédiés à la réhabilitation post-oncologique et physique. Et celle du château de rester en attente, monument national qui depuis (trop) longtemps apporte un démenti cinglant aux beaux discours sur la préservation et la mise ne valeur du patrimoine.
3 Il ne peut être question de jouer la culture contre la santé, les soins. La volonté de Madame Mayrisch a été de léguer le château de Colpach à la Croix-Rouge, avec des obligations qui étaient et sont à respecter ; sans doute en connaissance que cela ne pourrait aller qu’aux dépens de l’autre face du château, de ce qu’elle-même avait plus que contribué à mettre en place, d’un passé qu’elle avait façonné.
Construite dans les années trente par l’architecte Otto Bartning, l’ancienne Maternité route d’Arlon a été, faut-il dire reste (malgré ce qui a été transformé, en attendant sa démolition pour une nouvelle construction du Centre hospitalier), sinon le seul, le plus fort et consistant témoignage au Luxembourg du style Bauhaus. Elle le fut sur l’initiative des Mayrisch, qui voulurent une maternité accueillante, au-delà de toute distinction sociale, des chambres confortables, pleines de lumière.
Pas de chance, là non plus, des demandes de conservation ont été refusées, en 2005 et en 2015. Décidément, le patrimoine ne fait pas bon ménage avec le monde de la santé, il faut reconnaître que les exigences changent très vite, et les installations médicales sont à adapter aux progrès incessants. Un des plus beaux bâtiments de Josef Hoffmann, son sanatorium, près de Vienne, à Purkersdorf, a connu le même sort. Et pourtant, dans sa rigueur propre à la Sécession viennoise, dans sa belle clarté, il avait attiré très vite, au début du XXe siècle l’intelligentsia de la capitale ; tous malades ou malades imaginaires.
Tu te rappelles les années 1980 ; après l’occupation par l’armée rouge, le bâtiment était revenu aux services humanitaires de l’église protestante. Celle-ci a arrêté en 1975, et de longues années durant, rien n’y fut fait, ça tombait en ruine, une fois qu’on s’y était glissé, sans permission, à l’intérieur, il restait l’agencement heureux des espaces. Pour le reste, des vandales, des antiquaires, étaient venus se servir. Au XXIe siècle, enfin, des travaux furent entrepris, pour accueillir dignement des seniors. Aujourd’hui, il arrive à telle foire d’antiquités, à la Tefaf, de tomber sur des fauteuils, des luminaires, notés Purkersdorf. Ce qui se passe quand une mémoire à raviver se heurte à une institution à rafraîchir, à rénover.