« Je voudrais considérer ce document comme base de discussion. Je suis pour une culture du débat (Streitkultur), dans une acception positive... », affirma Erna Hennicot-Schoepges (CSV), alors ministre de la Culture, lors de la présentation, le 25 février 1998, du Livre blanc de l’infrastructure culturelle du Luxembourg, réalisé par un dénommé Jacques Lhardit et le bureau d’experts parisien AGSP. Sur une soixantaine de pages typographiées, le document fait le relevé de l’existant, une estimation des frais qu’allaient engendrer toutes les nouvelles infrastructures, alors en planification (Musée d’art moderne, Musée de la forteresse, Salle philharmonique...), et propose sept (7 !) mesures concrètes. Comme : « Organiser un Forum de la culture afin de susciter un débat national sur l’action engagée dans ce secteur » ou « Créer un Conseil supérieur de la culture qui aura pour but d’orienter, de coordonner et de stimuler la vie culturelle nationale et son rayonnement international », « mieux utiliser les infrastructures culturelles communales », ou stimuler le tourisme et le mécénat.
« En règle générale, la culture est l’enfant pauvre du débat politique », affirma Guy Arendt (DP) actuel secrétaire d’État à la Culture, ce mardi 3 juillet à la tribune de la Chambre des députés, se réjouissant que « ce [Plan de développement culturel] est le point de départ d’une démarche qui présuppose une ambition politique très déterminée », un document qui constituerait une feuille de route pour les prochaines dix années, dans l’esprit d’une démocratie participative et d’un débat ouvert. Un débat qui s’est déroulé sur deux ans, depuis les premières Assises culturelles de 2016, en passant par les Ateliers du jeudi en 2016/17 jusqu’à la prise en compte de propositions et d’amendements provenant du public via courriel et qui seront ajoutés dans le document final d’ici septembre.
Entre les deux discours politiques presque identiques, vingt ans se sont écoulés, le nombre d’infrastructures culturelles, que ce soit nationales ou locales/communales, et le budget de la culture ont explosé, les créatifs se sont professionnalisés, l’offre culturelle s’est démultipliée et a fait un saut quantique côté qualité. Et pourtant, nous dit Jo Kox entre les lignes du Plan de développement culturel (ou Kep, selon l’acronyme forgé par Guy Arendt à partir de son nom luxembourgeois, Kulturent-
wécklungsplang) qu’il a rédigé avec l’aide d’un comité de rédaction (et avec un budget de 500 000 euros sur deux ans quand même, soit l’équivalent d’une quinzaine de productions théâtrales ou deux courts-métrages en réalité virtuelle), les principaux problèmes sont visiblement toujours les mêmes : manque de communication, manque de données, absence de vue d’ensemble et de stratégie culturelle. Parmi les 61 mesures qu’il préconise sur les plus de 190 pages, Kox propose de réaliser un « état des lieux et une analyse transversale de la création au Luxembourg », « une cartographie et un inventaire exhaustifs des équipements, infrastructures et associations culturels au niveau régional », « un plan quinquennal de l’infrastructure culturelle », un « état des lieux de la politique culturelle internationale », « une enquête sur les pratiques culturelles du pays », « un état des lieux précis et complet du secteur artistique et culturel luxembourgeois », de nommer un « Commissaire de gouvernement au plan de développement culturel », de « mettre en place un Observatoire des politiques culturelles » ou de « créer une plateforme de documentation et d’information en ligne ». Ce qui fit dire à Danielle Igniti, la directrice du Opderschmelz à Dudelange, qu’il ne s’agissait pas d’une vision politique, mais d’une « réforme administrative du ministère ». Et craindre le député ADR Fernand Kartheiser au Parlement mardi qu’il s’agissait d’un retour à la Planwirtschaft (économie planifiée) soviétique – lui qui de toute façon soupçonne tout le document et sa démarche participative et inclusive de n’être que de la propagande gauchisante.
Pourtant, aussi bien Jo Kox (qu’on ne peut vraiment pas soupçonner d’être d’extrême-gauche, sa mère ayant milité au CSV et deux de ses frères étant au parti écolo) que Guy Arendt (ancien avocat d’affaires et certainement pas de gauche non-plus) insistèrent lors de la présentation du Kep devant quelques centaines de professionnels de la culture vendredi dernier, que ce plan n’avait « rien à voir avec les élections » et qu’il ne constituait pas du tout un « programme électoral ». Fortement critiqué pour son bilan très maigre à la Culture – presque aucune réalisation concrète –, le DP avec à sa tête le Premier ministre et ministre de la Culture Xavier Bettel, et son assistant Guy Arendt s’étaient donné le mot d’ordre que ce Kep devait être le grand geste de réconciliation en direction du secteur culturel. C’est pourquoi ils ont pressé Jo Kox de le terminer en un minimum de temps, et qu’ils ont finalement annulé les présentations à la Chambre des députés et à la presse, prévues pour la veille, jeudi 28 juin, afin de donner la primeur de son dévoilement aux intéressés eux-mêmes. Transparence, participation, flexibilité sont autant de slogans affichés par Arendt lors de son discours, pour apprivoiser un public réputé difficile et exigeant. Les députés se rebiffèrent contre leur exclusion du débat via une demande d’heure d’actualité sur le sujet lancée par la députée Déi Gréng Sam Tanson et qui eut donc lieu mardi. Le LSAP, lui, avait pris les devants en présentant ses priorités politiques dans le domaine de la Culture pour les cinq prochaines années mardi matin (se résumant en gros au slogan « la culture ne peut pas être réservée à une élite »).
Or, si, à l’exception de l’ADR (qui aimerait une définition plus nationaliste de la culture), tous les partis et la majorité des acteurs culturels applaudirent le Kep et surtout son travail de bénédictin de rassembler un maximum d’informations historiques et statistiques sur le secteur, là où le bât blesse, c’est dans sa réalisation : Il manque un plan et un agenda concrets sur quelle proposition sera réalisée et quand. L’introduction du taux de TVA super-réduit de trois pour cent (au lieu de 17 actuellement) dans le domaine de la culture semble faire l’unanimité – mais ce serait, a insisté Guy Arendt, très difficile à réaliser, son collègue aux Finances Pierre Gramegna plancherait dessus. La création d’un Arts Council, une sorte de super-Fonds culturel, en charge non seulement de l’attribution transparente de toutes les aides financières, mais aussi du soutien à l’export, est revendiquée de toutes parts, mais ne s’est encore aucunement concrétisé par une initiative législative boulevard Roosevelt. Le ministère de la Culture veut impliquer tous les ministères dans la promotion de la culture, notamment dans l’éducation nationale – Just do it ! est-on tenté de dire.
Si on peut donc craindre que le Kep et ses recommandations restent lettre morte après octobre et l’arrivée possible d’une nouvelle équipe politique au gouvernement, le grand débat public qu’il aura suscité a aussi du bon : que les députés et le grand public apprennent par exemple dans quelle précarité financière et sociale les artistes travaillent, et à quel point ils souffrent de la perception qu’ils seraient tous des « assistés ». Peut-être que cela impliquera une prise de conscience – et, à moyen terme, une adaptation du statut de l’artiste ? Car on a beau jongler avec les centaines de millions de budget annuel réservés à la culture (0,94 pour cent du budget d’État ou 141 millions d’euros cette année ; sans les 33 millions du Film Fund, que Jo Kox voudrait voir rattaché à la Culture), cet argent va dans les infrastructures, leur entretien et leurs personnels salariés et bien payés – mais il ne reste que des miettes pour les programmations artistiques et, a fortiori, les artistes. Cette statistique manque dans le Kep.
La première mesure concrète, a annoncé le secrétaire d’État Guy Arendt, à être réalisée en automne sera la mise en place d’un « dashboard », d’un tableau de bord mesurant la « performance » des instituts culturels. Et on ne peut que rester perplexe face à cette idée. Car comment mesure-t-on la « performance » dans le domaine culturel ? Par des questions comme : sur une échelle de un a dix, à quel point avez-vous été touché par cette interprétation d’une symphonie ou réveillé intellectuellement par un roman ?