Elle est arrivée au Luxembourg en début d’année, abandonnant la direction du Musée d’art contemporain Fondation Serralves à Porto pour prendre la succession difficile d’Enrico Lunghi. Mais la pimpante quinquagénaire Suzanne Cotter ne vient pas au Mudam comme la vierge à l’enfant : l’Australienne a derrière elle un parcours prestigieux, qui l’a menée au Modern Art Oxford, aux musées Guggenheim, pour lesquels elle a aidé à développer l’annexe à Abu Dhabi, et elle fut commissaire de la biennale de Sharjah aux Émirats Arabes Unis en 2011. C’est donc en grande professionnelle et avec la distance nécessaire qu’elle débarque au Kirchberg, voulant faire du Mudam un « musée de référence ». Rencontre
d’Land : Vous n’êtes au Luxembourg que depuis le début de cette année, et vous avez tout de suite eu droit à la polémique lors de l’annonce du démontage de la Chapelle de Wim Delvoye. Les gens semblent aimer davantage cette œuvre emblématique que ce que l’on pensait. Qui a pris cette décision ? Et étiez-vous étonnée de l’ampleur de ce débat ?
Suzanne Cotter : C’est moi qui ai pris cette décision. Étonnée n’est pas le mot. Comment on dit : « it puzzled me » [cela m’a rendue perplexe, ndlr]. Quand je suis venue à plein temps, à la mi-février, j’avais déjà parlé à l’équipe en amont, elle avait besoin de certaines décisions. En janvier, j’ai vu des choses et en février, nous avions beaucoup de discussions sur le programme. La décision sur Wim Delvoye a été extrêmement mal communiquée. Je suis très précise dans ce que je fais, donc je n’aime pas que les choses soient hors contrôle et aient leur vie propre.
Vous étiez même conviée à la commission parlementaire de la Culture, le 27 avril, pour un échange de vues demandé par le CSV. Comment cela s’est-il passé à vos yeux ?
Je dois dire que j’étais un peu angoissée avant d’y aller, mais c’était une expérience quand même. C’était une introduction à mon travail. J’applaudis l’esprit démocratique de cette initiative. C’est bien que l’État prenne un intérêt à la culture et s’y intéresse sérieusement. Après, il faut du temps pour que les gens comprennent le fonctionnement d’un musée. Parce que ce qu’on voit n’est que la pointe émergée de l’iceberg. La réunion au Parlement m’a secouée, mais j’étais heureuse de partager mes projets, il n’y a pas de secret. C’était une opportunité de m’expliquer en détail, au-delà des soundbites. Le Mudam est le musée le plus visité au Luxembourg, mais ce nombre n’est pas aussi spectaculaire qu’il pourrait l’être. Je me sens bien ici, mais c’est un work in progress, un travail que je vais accomplir avec les collègues ici. Je crois que j’ai une vision robuste pour le musée.
Quelle est-elle, cette vision ?
Le Mudam doit être un musée de référence pour le peuple de Luxembourg, d’Europe et du monde. C’est très simple. Après, ce sera intéressant de comprendre comment il pourra l’être. Il n’y a pas qu’une seule voie pour y arriver. Cela dépend de beaucoup de choses, de nous, de nos ressources… Il faut commencer quelque part. À partir de cette vision, nous devons définir nos objectifs maintenant, avec toujours la question du public en tête, la pertinence de la programmation et de la collection pour le public est fondamentale. C’est intéressant que, bien que la culture du musée existe depuis longtemps au Luxembourg, un musée d’art contemporain soit quelque chose de très récent, il y a énormément de choses à rattraper. Il faut construire les bases pour que les gens aient les outils pour apprécier l’art. Il faut avoir certains points de repère.
Pour vous, ce sera donc plutôt un musée d’art moderne, comme l’indique le nom officiel – Musée d’art moderne grand-duc Jean – ou un musée d’art contemporain ?
[Sans hésiter] Contemporain ! Donc de nos jours, présent dans notre contemporanéité. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas, des fois, montrer des œuvres modernes. Je ne veux pas encore en dire trop, parce que la programmation sera présentée en automne, mais dans notre programmation future, je prévois par exemple une exposition d’un artiste vivant, mais qui durant sa carrière a eu des dialogues avec certains artistes modernistes. Ouvrir ce dialogue peut être intéressant aussi pour le public. C’est peut-être bien de présenter quelque chose de reconnaissable, ne serait-ce que de nom, avec des choses qui ne sont pas connues du tout. Il faut créer une dynamique.
Avez-vous connaissance des débats qui ont précédé votre arrivée au Luxembourg ? Avant le départ houleux d’Enrico Lunghi, fin 2016, il y a eu d’éternelles discussions sur l’orientation moderne ou contemporaine du musée, sur les pierres de parement durant le chantier, la taille du bâtiment – il a été considérablement réduit par rapport aux premiers plans de Monsieur Pei – et même son emplacement… C’est une institution extrêmement politisée.
On m’en a rapporté certains éléments. Mais je suis ici maintenant, il ne faut pas que le musée soit trop autocritique. Il faut du temps pour qu’un musée se trouve, on n’est que dans son adolescence. Donc il y a parfois des difficultés, mais c’est normal. Les gens doivent peu à peu s’approprier le lieu.
Vous savez, avec la musique c’est plus simple, ça va tout de suite dans le sang. L’accès à l’art est beaucoup plus complexe, il y a des questions de goût ou de statut social qui s’en mêlent. De nos jours, il y a toujours des discussions sur l’élitisme de l’art, même après tous les efforts de médiations qui sont faits, et même en sachant que les artistes ne sont pas tous des stars internationales qu’on voit dans les magazines, mais des gens simples, qui travaillent beaucoup. Le public, les gens, se demandent toujours s’ils ont la confiance nécessaire pour entrer dans un musée, qui est aussi un lieu de loisir et de découverte.
Mais beaucoup de gens ont toujours peur d’entrer au musée, surtout au Mudam, qui a l’air si luxueux…
…et qui a l’air d’une forteresse ? [sourit]. J’ai vu Georges Reuter, l’architecte qui a travaillé avec le bureau de IM Pei sur la conception et la réalisation du Mudam. Il m’a présenté les premiers plans. C’était beaucoup plus généreux et accueillant. Maintenant, l’entrée est cachée. En sortant du tram, du très beau tram, il faut faire un effort, surtout psychologique, pour trouver son chemin jusqu’au musée. Il n’y a qu’un seul petit panneau qui indique le chemin vers le Mudam et la Philharmonie. Mais regardez la Tate Modern par exemple : on y est vraiment aspiré en sortant du métro, l’entrée est si généreuse le long de la Bankside qu’on y entre beaucoup plus facilement. On est en train de parler avec le Fonds Kirchberg pour améliorer cet accès. Il y aura prochainement le réaménagement de la place de l’Europe et il y aura une passerelle près du Pont Rouge, qui facilitera l’arrivée au musée. Il faut aussi faire physiquement entrer le musée dans la ville. J’ai l’idée d’un circuit à travers la ville, qui, à la fin, mène vers nous.
Après, la question du qu’est-ce qui se passe une fois qu’on franchit le seuil de la porte d’entrée, quand on arrive au musée, ça c’est notre travail. Ainsi, nous sommes par exemple aussi en train de refaire toutes la présence numérique du musée, ce qui sera prête d’ici la fin de l’année. Il faut aller à la rencontre des gens.
Le thème de notre supplément Musées cette année est Musées, service [aux] public[s]. Est-ce que, à vos yeux, le Mudam a une mission de service public, sachant qu’il a le statut juridique d’une fondation de droit privé, mais que le gros de son budget, 7,1 millions d’euros cette année, provient des caisses de l’État…
Le Mudam est certes une fondation de droit privé, mais cela ne concerne que sa gestion. Pour moi, c’est sans conteste un service public. Sa mission est de créer un musée et une collection qui appartiennent au Luxembourg, un musée qui soit pour le public, la nation. Il y a de multiples publics, on est tous différents, mais on a tous le droit d’avoir une expérience avec l’art et la création. J’y crois profondément. Il faut montrer à tous ces publics si divers que le musée est pour eux aussi. Ensuite, à travers l’expérience du musée, on a la possibilité d’exprimer des valeurs de tolérance, de cosmopolitisme, d’éthique… On peut y apprendre à reconnaître qu’il y a d’autres opinions, d’autres goûts qui existent et qui peuvent valoir autant que les nôtres.
On vit une époque très politisée, la globalisation nous a appris qu’on n’habite pas dans un monde qui est exclusivement européen, blanc, mâle, catholique etc. Ce qui nous mène vers la question de la représentation : en tant que musée, on a la possibilité d’être un lieu de représentation de la différence : nationalités, genres, générations, cultures, races, classes sociales… Il y a plus de 180 nationalités au Luxembourg, un de nos défis sera de pouvoir parler à toute la population.
Je reviens d’un voyage à New York, où, face à Trump et à sa politique, quasiment tous les grands musées proposent actuellement des expositions d’artistes afro-américains, arabes, et ainsi de suite. Les publics ont changé. Au Luxembourg par contre, le public du Mudam me semble toujours très homogène et ça m’étonne. Il faut changer cela. Où est par exemple le public portugais ? Pourtant, nous avons une grande exposition d’un artiste portugais ici en ce moment, João Penalva, cela devrait les intéresser. Pour cela, je suis contente que la Fondation Leir va nous permettre de développer notre travail de médiation et de diversification. Car on a tous le droit à l’art, quel que soit notre profil.
Vous parlez de la constitution d’une collection comme une des missions du Mudam. Or, son budget d’acquisition est minimal, les 620 000 euros prévus dans la loi ont même été désaffectés en 2014, afin qu’ils puissent aider à financer le fonctionnement quotidien du musée. Comment faites-vous pour continuer à acheter des œuvres pour la collection avec si peu de moyens ? Et quel serait un budget réaliste ou nécessaire pour pouvoir faire des acquisitions ?
Le budget d’acquisition prévu en 2017 n’a pas été dépensé, parce qu’il n’y avait pas de direction et j’ai obtenu l’accord du conseil d’administration de pouvoir l’investir cette année. À partir de 2019, le budget augmente et cela devrait aller. Un budget de 1,5 million d’euros serait bien, cela nous permettrait des acquisitions et des commandes. Il faut acheter des œuvres-phares et suivre des artistes dès le début – aussi des Luxembourgeois. Pour savoir qui des artistes émergents vont devenir « phares » plus tard, il faut de l’intelligence et un œil. Il faut bien gérer les choses, car avoir de l’argent ne fait pas forcément une bonne collection. Mais si on achète une œuvre d’art importante, cela génère aussi un effet d’appel, la renommée du musée augmente et d’autres artistes vont vouloir être dans cette collection.
Pour vous assister dans cette tâche, vous venez de nommer un nouveau comité scientifique, constitué de stars internationales comme Daniel Birnbaum, directeur du Moderna Museet de Stockholm, Okwui Enwezor, directeur du Haus der Kunst à Munich, et Nancy Spector, curatrice en chef du Guggenheim de New York. Est-ce que cette composition indique quel genre d’art vous allez acheter ?
J’ai mon propre goût et mon œil. Dans la collection existante, je vois quelles sont les lignes où on peut la développer. En ce qui concerne le comité scientifique, ce sont des gens qui ont une intégrité et une grande expérience avec les collections et les œuvres d’art. Ils ont tous travaillé avec les plus grands artistes de notre temps. Nancy a un des meilleurs œil que je connaisse. Par son travail au Guggenheim, elle est toujours au courant de ce qui se passe globalement et elle connaît les grandes collections. Okwui est un des penseurs les plus importants de notre temps, sur tout ce qui se passe en dehors de la culture occidentale, en Afrique, en Asie et au-delà. Sa Documenta et sa biennale de Venise étaient des révélations. Avec Daniel, j’ai d’excellentes relations professionnelles aussi. Bref, j’ai confiance en notre travail ensemble.
Quel est votre rapport au conseil d’administration, notamment en ce qui concerne la programmation artistique et les acquisitions ? Avez-vous l’indépendance que vous voulez ?
Elle est totale ! [sourit] Ce rapport entre les uns et les autres, il faut l’établir dès le début. J’ai beaucoup de confiance en notre rapport ici. J’ai été impressionnée par les administrateurs du Mudam jusqu’à présent. En plus, on a la chance d’avoir une présidente très intéressée par la culture et désintéressée personnellement [la grande-duchesse héritière, princesse Stéphanie, ndlr.]. Après, une fois ces rapports de confiance établis, il me faut aussi prendre des risques.
Vous nous avez parlé du monde de l’art globalisé et de l’importance des artistes provenant de cultures qui nous sont peut-être moins familières. Qu’en est-il alors des artistes autochtones, de la scène locale ? Quelle sera leur place dans votre stratégie pour le Mudam ?
J’ai déjà rencontré quelques artistes d’ici, et je me réjouis que je serai dans le jury pour la biennale de Venise, cela me permettra de voir les dossiers et de me familiariser avec le travail de certains artistes. Puis on a eu Su-Mei Tse ici au Mudam, et on va organiser une grande exposition sur le travail de Bert Theis l’année prochaine au printemps, avec Enrico comme commissaire, une exposition qu’on va probablement décliner avec un parcours de ses œuvres à travers la ville. Je m’intéresse aussi au travail des plus jeunes artistes, mais c’est difficile parce qu’il n’y a pas d’école d’art au Luxembourg.
Ceci dit, la demande d’une plus grande place réservée aux artistes locaux n’est pas unique au Luxembourg : j’ai entendu les mêmes revendications lorsque j’étais à Oxford ou à Porto. En règle générale, les artistes ne veulent pas être reconnus pour leur nationalité. Notre rôle est d’offrir un encadrement au travail des artistes, quels qu’ils soient, d’être généreux et je réfléchis à créer une plateforme pour les artistes émergents.
Quel est alors le rôle des galeries dans cet écosystème de l’art ? Quel est le rapport que vous entretenez avec le marché de l’art ?
Il faut être attentif. On n’est pas là pour faire du shopping. Bien sûr, les musées peuvent avoir une influence directe sur la valeur d’un artiste qu’ils exposent. Mais on peut aussi aller vers les galeries, afin qu’elles aident, aussi financièrement, à soutenir une acquisition. Cela doit être un rapport conscient.
Et les collectionneurs privés ? À l’international, on constate que leur influence augmente avec leur pouvoir d’achat. Non seulement ils concurrencent les musées sur le marché de l’art, mais aussi avec de grandes expositions prestigieuses, comme le fait par exemple la Fondation Vuitton à Paris. Au Luxembourg, les collectionneurs sont moins nombreux et moins visibles, mais certains tentent aussi d’influencer les institutions. Quelle est votre position envers eux ?
C’est extrêmement important que le musée se démarque des collectionneurs privés. Il faut toujours agir dans l’intérêt du musée et non pas valoriser les œuvres appartenant à des personnes privées. Bien sûr, on peut toujours attirer l’attention sur le fait qu’il y a l’une ou l’autre grande collection ici – et on me dit qu’il y en a certaines qui sont intéressantes. Mais il faut à tout prix éviter les conflits d’intérêts.
Justement : il y a eu beaucoup de discussions dernièrement sur l’organisation d’événements privés, genre banquets, au musée, les uns voulant en organiser afin de gagner un peu d’argent supplémentaire, d’autres refusant cela catégoriquement. Vous êtes pour ou contre ?
Des banquets ? Pourquoi pas ? Si cela n’entrave pas le fonctionnement du musée, je n’y vois aucun problème. Tous les musées le font et cela génère souvent des recettes assez conséquentes. Près de 80 pour cent de notre budget proviennent de l’État – et je crois d’ailleurs que ce budget n’est pas assez ambitieux. Je voudrais le développer. Mais il faut toujours une bonne écologie et une conscience du service public. Donc : tant que ce n’est pas en conflit avec notre mission, je ne m’y oppose pas du tout.