L’architecture. La première chose qui frappe en visitant le premier étage du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain en ce moment, c’est que l’ambiance y a complètement changé. Non seulement par rapport à la précédente exposition, de Fabien Giraud et Raphaël Siboni, qui avaient transformé le premier étage en salle de cinéma et fermé toutes les ouvertures vers l’extérieur. L’artiste autrichien Christoph Meier (*1980), qui vient d’investir l’espace avec son exposition CCOOOO, l’a transfiguré avec quelques éléments et quelques gestes évidents. Il a ouvert tout ce qu’il pouvait pour agrandir l’espace, puis installé un miroir le long du mur d’en face. Tout de suite, l’espace est dédoublé. Ensuite, il est intervenu sur les fenêtres, collant un filtre sur les vitres qui, imperceptiblement, transforme la lumière qui entre par les énormes fenêtres donnant sur la vallée de la Pétrusse en une ambiance chaude, encore amplifiée par la lumière jaune qui provient des lampes installées sur les trois installations Sans titre (Discothèque, II-IV), des tables-sculptures pliables en aluminium nichées dans l’espace de la fenêtre. Christoph Meier est architecte de formation et cela se ressent. Il valorise l’architecture originelle de la fin du XIXe siècle, veut restaurer la splendide vue sur la verdure de la vallée et jusqu’au plateau Bourbon d’en face. « L’architecture existante est toujours le co-curateur de mes expositions », avoue Christoph Meier lors d’un entretien que le Land a mené avec lui au lendemain du vernissage.
« Bon, dit-il, l’histoire du miroir est une vieille astuce (ein alter Hut) ». Non seulement l’espace est agrandi, mais en plus, le spectateur s’y voit lui-même, peut se contempler, « même s’arranger la coiffure si cela lui chante, j’aime bien cette idée », ne plus se sentir seul dans l’espace d’exposition. Puis il y a un chariot sur rails (Untitled (Felix)), sur toute la largeur de l’espace, de ces rails et de ces chariots qui servent pour faire des travellings au cinéma. Le chariot porte une de ses sculptures, mais peut être bougé par le spectateur qui ose. Certains le firent lors du vernissage, c’est une expérience, parce que tout est expérience chez Meier : on voit encore une fois l’espace autrement en y ajoutant le facteur temps.
Grille La principale intervention, la plus complexe à mettre en place et la plus discrète dans l’exposition est Sans titre 2016-2018, une construction légère en bambou et aluminium, qui se décline dans tout le Casino, du rez-de-chaussée au premier étage. Il s’agit d’une grille géométrique en trois dimensions qu’il imagine dans son atelier, sur base du plan de la structure qui l’accueillera – son exposition s’est déclinée sous différentes formes et titres au Kunstverein à Hambourg (C&O) en 2016 et au Kiosk à Gand (C O CO) en 2017. Une fois dessinée, cette grille structurelle s’impose ensuite sur le lieu qui l’accueille, impliquant de percer des trous à travers les murs là où c’est nécessaire. L’œuvre et son installation, plus toutes les discussions qui l’accompagnent – est-ce vraiment inévitable de percer ce mur ? – sont en fait un levier pour Meier, pour une critique institutionnelle. Là où le Kunstverein historique ne voyait que des obstacles, la structure expérimentale du Kiosk à Gand et la Kunsthalle qu’est le Casino ne virent aucun problème. « Une exposition, explique Christoph Meier, est une expérience commune de toute l’équipe : on réussit ou on échoue ensemble ». Il faut dire que depuis qu’Andreas Slominski avait fait couper des ouvertures dans un des white cube pour faire entrer une échelle à l’horizontale (c’était en 1998 lors de Manifesta 2), puis refermer les trous pour qu’ils deviennent invisibles, l’équipe de montage du Casino est extrêmement coopérative vis-à-vis des besoins des artistes. Ici, la mise en place de la structure en bambou n’a pas constitué de problème, ni même déclenché beaucoup de discussions en amont.
Mais la légèreté n’est qu’apparente : les raccords en aluminium ont tous été produits par Meier lui-même, dans une technique complexe du moulage à la cire perdue (qui n’est pas explicitée dans le dépliant, mais dans le magazine pour enfants Klik !). Ces raccords ont une teinte rose, parce qu’ils ont été coulés dans de la mousse de polystyrène rose. La couleur dialogue discrètement avec le bleu des murs. « L’art, dit Meier, c’est le contraire de l’efficience ». Faire beaucoup d’efforts pour quelque chose qui se voit à peine, c’est presque subversif dans un monde dominé par une économie où tout est centré sur l’efficacité et la rationalisation. C’est alors, dans cette réflexion sur le rôle de l’institution et les structures de pouvoir internes, mais aussi dans celle sur la place et le rôle du spectateur et celui de l’artiste qu’une exposition aussi ludique ou théorique que celle-ci devient aussi politique.
Activer le spectateur Malgré l’aspect sérieux, presque austère de son exposition très érudite, Christoph Meier laisse une place importante au spectateur. Non seulement physiquement, en ouvrant autant l’espace, mais aussi en tant qu’« utilisateur » de ses œuvres. Il peut, c’est une évidence, se les approprier en faisant des selfies ou en roulant sur les rails de travelling. Mais il peut aussi faire « entrer l’art dans son corps », en buvant du mezcal – liqueur mexicaine faite d’agaves – d’une des jolies bouteilles posées sur les tables. Pour boire, il faut enlever le bouchon surmonté d’une sculpture conçue par Meier, qu’on tient typiquement d’une main. Le visiteur devient ainsi une œuvre, intègre l’installation. Une autre bouteille de mezcal est posée sur le projecteur, peut-être que les gardiens qui doivent rembobiner la pellicule prendront une bouchée à chaque passage ?
En outre, le visiteur peut enlever les embouts des lettres C et O poinçonnés dans le métal des tables en aluminium ou découper les pages du catalogue encore fermées. Christoph Meier implique son public dans son travail, lui demande de jouer un rôle, de devenir actif, de participer. Comme il l’avait fait pour son travail de fin d’études, Untitled (Filmsetperformance), qui remonte à 2009. On y voit des gens d’apparence branchée observer le tournage d’une séquence de film – ces gens, c’était le jury, perplexe de ce qu’il observa. Cette mise en abyme à plusieurs niveaux – les études, l’exposition au Casino – peuple la salle, donne l’impression, par sa présence et les rappels formels (les rails de travelling, des gens qui participent à une œuvre) qu’il s’agit d’un prolongement de l’exposition ici. Meier montre ce film de quatre minutes et demie sur pellicule 35 millimètres, projeté en grandeur nature sur un des murs, il y a le bruit du projecteur, la lumière, une certaine nostalgie. Il aurait pu le montrer sur en écran vidéo aussi, mais ce n’est pas son truc : « Il y a vingt ans, on voyait des vidéos dans tous les musées, c’était alors quelque chose d’exclusif, de compliqué et de cher. Aujourd’hui, tout le monde regarde sans cesse et n’importe où des vidéos sur son écran portable. Plus personne ne veut en voir dans un musée », estime-t-il.
Le facteur temps Il y a aussi des sculptures, plein de sculptures dans l’exposition de Christoph Meier. Elles sont presque classiques : des socles en acier ou aluminium surmontés de peintures ou d’autres objets trouvés ou récupérés (souvent chez des amis artistes), parfois, le socle en métal percé est aussi l’œuvre en soi (toutes s’appellent sans titre). Le long miroir est transpercé à trois endroits, où Meier a incrusté des tableaux – ou plutôt des dos blancs de tableaux, comme l’année dernière chez Alex Reding. On en voit le cadre, on en voit la surface, mais il n’y a pas d’image, the medium is the message. Il s’avère qu’un des éléments les plus intrigants de Meier, invisibles lors d’une visite rapide, est le facteur temps : lui s’inscrit volontiers dans le temps long de l’histoire de l’art et de l’architecture. Il l’a fait avec le Los Bar, réplique du bar mythique d’Adolf Loos (1870-1933), développée avec des amis artistes à plusieurs endroits, en dernier à Bruxelles. Mais Meier implique aussi le facteur temps au Casino, avec le film et sa durée, certes assez brève, ou, à plus long terme, les agaves posées çà et là à travers l’espace d’exposition, parfois sur un socle, parfois juste sur un seau. Les plantes succulentes originaires du Mexique, qui ont une certaine proximité, de par leur forme, des cactus ou de l’aloe vera, ont été réduites en troncs, toutes leurs feuilles ayant été coupées. Les exemplaires exposés au Casino ont une quarantaine d’années, les dimensions des troncs sont assez impressionnantes. Mais les plantes ne sont pas mortes, elles repousseront d’ici la fin de l’exposition. C’est de l’agave qu’est fait le mezcal, la plante est aussi primitive que le bambou de la structure géométrique. Ainsi, tout se tient et se fait référence, le primitif et le complexe, la nature et la culture, notre contemporanéité et une éternité naturelle qui la dépasse.