Fin de cordée Après les vacances d’été, il y aura encore quatre expositions aux centres d’art de Dudelange – Giuseppe Licari et Simone Decker en septembre, et les fidèles Myriam Hornard et Assan Smati en novembre. Puis, le 20 décembre 2018, c’en sera fini de ces deux lieux d’art contemporain qui constituent une importante plate-forme pour artistes luxembourgeois et internationaux depuis le début des années 1990. Ou disons : c’en sera terminé des centres d’art tels que nous les connaissons sous l’infatigable travail de Danielle Igniti, la maîtresse des lieux, qui fera valoir ses droits à la retraite et quittera aussi la direction du Opderschmelz. Son offre de continuer la programmation des centres d’art (qui dépendent directement de la commune) contre honoraires durant quelques années encore a été déclinée par les responsables politiques. Or, ce qui pourrait n’être qu’une ligne d’un CV, au-delà de la frustration personnelle de ne pas savoir son travail continué, est un véritable drame pour la scène artistique autochtone.
Parce qu’à force de persévérance, les centres d’art de Dudelange sont devenus une étape importante dans la carrière des artistes autochtones. Une carrière qui commence classiquement aux Beaux-Arts – Danielle Igniti visite les expositions de fin d’études dans la région, en France et en Belgique –, puis continue soit dans une des expositions autogérées genre Cueva à Esch ou à la Triennale jeune création des Rotondes, qui constituent de véritables pépinières de jeunes talents émergents et que Danielle suit avec beaucoup d’attention. Elle y a déjà déniché des positions intéressantes, comme en dernier Eric Schumacher, qui vient d’exposer à Dominique Lang. Ensuite, il y a Dudelange : une première exposition personnelle, « c’est toujours un test, une expérience », explique Danielle Igniti vis-à-vis du Land. Ça passe ou ça casse, mais elle assiste les artistes avec son expérience et ses conseils avisés et leur accorde le droit à l’erreur – c’est rare. Après Dudelange, qui est devenu une rampe de lancement pour beaucoup de carrières, l’évolution vers le Casino, le Mudam, ou, le plus souvent, la biennale de Venise semble devenue naturelle. Gast Bouschet & Nadine Hilbert, Martine Feipel & Jean Bechameil, Catherine Lorent, Filip Markiewicz ou, en dernier, Mike Bourscheid, avaient tous exposé chez elle avant d’être sélectionnés pour Venise. « Ce travail de Danielle à Dudelange est de la plus grande importance, juge aussi le galeriste Alex Reding. Elle était la seule institution à faire un travail de défrichage et de suivi aussi conséquent, préparant d’autres étapes. »
Coups de cœur, coups de gueule Qui la connaît sait que Danielle Igniti, c’est un sacré bout de femme. Fille d’immigrés italiens (son père travailla « op der Schmelz », ça ne s’invente pas), elle part faire des études en histoire de l’art et en français à Bruxelles, où elle a un cercle d’amis artistes, avec lesquels elle refait le monde des nuits durant. Mais lorsque l’argent vient à manquer, elle revient au Luxembourg chercher un boulot. Qu’elle trouve au service du personnel de la commune. Igniti est de gauche, la commune est de gauche (le mythique Louis Rech est alors bourgmestre), ça tombe bien. À la mairie, une petite salle de quelques mètres carrés sert de « galerie Dominique Lang », depuis 1982, une ancienne maison de maître sert de galerie Nei Liicht où est avant tout exposé de la photo, « mais d’un bon niveau à l’époque déjà », souligne Igniti. Forte de sa formation, elle assiste d’abord les organisateurs des expositions – Luc Ewen, François Oliveri, Roger Wagner – lors des accrochages, puis s’émancipe de plus en plus. En 1993, un nouvel espace Dominique Lang est aménagé, par l’architecte Marc Gubbini, dans la gare de Dudelange. Si, aux débuts, Danielle Igniti travaille beaucoup avec Paul di Felice et Pierre Stiwer de Café-Crème et montre essentiellement de la photo plasticienne, elle diversifie sa programmation au plus tard durant la première année culturelle de 1995. Aujourd’hui, elle fait dix expositions par an, cinq dans chaque lieu, avec un mélange entre artistes émergents luxembourgeois et artistes plus confirmés de Belgique, de France, d’Italie ou d’ailleurs. Pour chaque exposition, elle dispose en moyenne de 3 000 euros, frais de production et rémunération de l’artiste compris. Soit 30 000 euros par an. La commune paye en outre les salaires des surveillants, les frais d’impression des cartons, le brunch pour le vernissage (parce que, oui, à Dudelange, on va aux vernissages à l’heure de midi le samedi, où l’on est accueilli avec un brunch décontracté). En comparaison, le Casino Luxembourg a une vingtaine d’employés, 2,25 millions d’euros de dotation budgétaire de l’État et organise… trois expositions par an (plus les Black Box, mais ça, c’est mettre une clé USB dans un projecteur).
Danielle est une militante. Politique d’abord – elle fut présidente des Femmes socialistes, mais a claqué la porte avec fracas parce que la vieille dame LSAP n’avançait pas sur la question de l’égalité des chances. Elle fut aussi présidente du Planning familial, où elle ne baissa pas les bras jusqu’à la réforme du droit à l’avortement... Infatigablement, elle milite aussi pour la chose culturelle, jamais avare d’un coup de gueule quand elle trouve que la privatisation, le bling-bling, le commerce, ça suffit. « J’ai toujours été convaincue de l’importance du service public, de la mission que nous avons de soutenir la création, même difficile. Sinon, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait durant si longtemps », juge-t-elle. Parce que l’art, c’est du boulot, pour les artistes et ceux qui les encadrent. L’exposition Hard Work en 2017 à Dudelange tournait autour de la reconnaissance de ce travail – avec, comme toujours, beaucoup d’humour.
Alors que restera-t-il après décembre, alors que la volonté politique de continuer cet important travail d’intérêt national n’est pas claire (voir ci-dessous) ? Un site internet, www.galeries-dudelange.lu, sur lequel on retrouve la liste des expositions et des artistes depuis 2007, ces dernières années avec des textes de fond de Christian Mosar d’abord, de Sofia Bouratsis ensuite. Peut-être que Danielle fera aussi une publication anthologique, documentant le travail accompli – si elle trouve l’argent pour la financer. Jusque-là, elle enchaîne les dernières fois – dernier Like a Jazzmachine au Opderschmelz (le jazz étant sa deuxième grande passion), dernier Touch of noir en octobre, derniers vernissages dans les galeries. Mais, si elle part avec un pincement au cœur, c’est aussi avec la satisfaction d’avoir accompli quelque chose : une programmation conséquente d’art contemporain de haut niveau pour un public local et national. Qui pour reprendre cette mission ?
Une affaire politique
Le milieu artistique est sens dessus dessous depuis que Danielle Igniti a annoncé vouloir définitivement prendre sa retraite à la fin de l’année. Surtout que celui qui est pressenti pour lui succéder à la direction du Opderschmelz, qui est devenu un des centres culturels régionaux les plus pointus en une décennie, n’a que faire des arts plastiques. John Rech est chanteur (T42) et surtout le petit-fils de Louis Rech, le très populaire ancien maire socialiste – ce qui a aussi valu à John une place sur la liste LSAP de la circonscription Sud pour les élections législatives d’octobre. Serait-ce donc une nomination politique ?
À l’autre bout du téléphone, Dan Biancalana, maire socialiste de Dudelange, fait une longue pause quand on lui pose la question. « Nous sommes dans le domaine public avec ce poste communal, donc nous allons bien sûr passer par un appel à candidatures officiel », affirme-t-il ce mercredi 16 mai vis-à-vis du Land. En ce qui concerne les galeries, Biancalana ne voit pas venir de changement fondamental non plus : « Les galeries resteront entre les mains de la commune, tout comme la culture reste un service communal. Nous nous situons clairement dans la continuité ici. » Le service culturel serait là pour garantir cette continuité.
La commune de Dudelange est une de celles qui investissent la plus grande part de son budget – dix pour cent, contre même pas un pour cent au niveau national – dans la culture. Il serait donc essentiel pour elle de garder deux galeries, qui soient « une vitrine pour les créatifs de tout le pays, ainsi que pour des artistes internationaux », selon Biancalana. Si les CFL, propriétaires de la gare dans laquelle se trouve actuellement l’espace Dominique Lang, démontait effectivement l’immeuble, comme cela a été annoncé, la commune chercherait un autre lieu pour accueillir cette deuxième galerie. Ces dernières années, de plus en plus de communes découvrent les arts plastiques comme faire-valoir – somme Strassen avec sa biennale ou Walferdange avec son Caw. Mais aucune d’entre elles n’a encore réussi à en établir un profil clair comme Danielle Igniti l’a fait à Dudelange. C’était du city branding avant l’heure. jh