Point de départ. Depuis le mois de mars 2018, une suite de controverses a ramené le Mudam (Musée d’art moderne grand-duc Jean) au centre du débat public. L’arrivée si attendue de la nouvelle directrice, Suzanne Cotter (voir votre entretien page 23), censée apporter apaisement a ainsi été marquée par des tensions, des rumeurs et des incompréhensions dont les origines pourraient la précéder. Ce texte est une réflexion à partir de ces événements et il concerne l’altération progressive de l’identité du Mudam depuis l’automne 2016 – marquée par le départ forcé d’Enrico Lunghi1 – et dont tout porte à croire que les événements récents se situent dans la continuité. Il s’agit en effet d’essayer de comprendre la situation actuelle dans une perspective d’analyse théorique critique à partir de certaines décisions et plus particulièrement de la manière dont elles ont été annoncées et argumentées. Ces décisions concernent notamment : le démontage de la Chapelle de Wim Delvoye ; le raccourcissement de la durée de l’exposition monographique de l’artiste pourtant « star » luxembourgeoise, Su-Mei Tse ; la fausse alerte du licenciement du curateur en chef du musée Clément Minighetti ; et, in fine, l’organisation d’évènements à caractère privé pendant les heures d’ouverture du musée au public. Conférences et cocktails dont le déroulement parmi les œuvres d’art interfère avec la mission première du musée qui est avant tout d’exposer de l’art contemporain : « sa collection et sa programmation reflètent les tendances de la création actuelle et rendent compte de l’émergence de nouvelles pratiques artistiques à l’échelon national et international. […] Cette aventure, Mudam la vit en relation avec son public »2.
Outils théoriques. Le Mudam est un musée public mais géré par une fondation privée. Il s’agit ici de mieux comprendre ses mutations récentes en faisant référence à René Lourau, sociologue français qui a introduit l’analyse institutionnelle3. La démarche de l’analyse institutionnelle a pour objet les rapports que les multiples parties prenantes dans le jeu social (ici le corps politique, le Conseil d’administration du musée, l’équipe du musée, la presse et le public au sens large) entretiennent avec le système manifeste et caché des institutions. Inspiré par Castoriadis, René Lourau fait basculer la notion d’institution (comme « forme sociale établie ») vers le concept d’institution qu’il articule en trois moments : l’institué, « la force du déjà-là » ; l’instituant, « la force du devenir, de l’opposition au présent » ; et l’institutionnalisation, la « force d’intégration du futur au présent », autrement-dit la normalisation de l’instituant. Ces trois moments constituent un mouvement constant, réalisé de manière synchronique aboutissant à des phases d’institutionnalisation, ce qui permet de mettre en lumière le processus dialectique d’une société.
Deuxième outil théorique : la prise en considération de la puissance du domaine symbolique, décrit par Maurice Godelier « comme l’ensemble des moyens par lesquels des réalités mentales, idéelles au départ, revêtent des formes et s’incorporent dans des matières qui les rendent communicables et permettent aux individus d’agir sur les autres et sur eux-mêmes. […] Mais on sait que les symboles perdent leur sens quand le contexte social et historique qui a sollicité leur naissance, et quand la pensée qui les a élaborés, s’effacent et qu’ils disparaissent alors de la mémoire et de l’existence quotidienne des hommes »4.
Les faits. Il y a d’abord le démontage de la Chapelle de Wim Delvoye, œuvre permanente installée au Mudam depuis son ouverture en 2006. Décision qui a été très mal accueillie par le public pour plusieurs raisons : l’importante (et si rare) identification (ou contre-identification) que cette œuvre majeure a suscitées chez la grande majorité des visiteurs du musée (en raison notamment de ses qualités esthétiques mais aussi de son discours décalé, anticonformiste, antiraciste et anti-homophobe) ; ce qui explique aussi qu’elle ait contribué à la formation de l’identité de ce musée d’art contemporain dont la naissance a été, pour le moins, difficile5. Cette œuvre devenue symbole du musée, symbolise également le développement (l’histoire) de l’art contemporain au Luxembourg6 et si, aucune œuvre n’est censée être éternellement exposée ; si, aussi, la liberté de programmation de chaque direction prime sur tous les avis, selon madame Cotter, la décision aurait été prise par « des membres de l’équipe » et ensuite adoptée par elle-même quelques semaines après le début de son mandat (et donc bien avant qu’elle n’ait eu le temps de découvrir le musée, le pays et leur singularités, de s’y faire sa place et de développer pleinement son propre projet).
D’autres éléments importants ont contribué à intensifier la polémique : à commencer par la manière dont la décision a été annoncée. L’artiste n’a pas été contacté par la directrice du musée ou par un curateur mais, au contraire, un membre de son studio a reçu un mail d’ordre logistique de la part de la régie du musée. Acte peut-être « manqué », mais dévoilant un irrespect profond envers l’artiste. Il y a ensuite la cohérence très relative de l’explication de cette décision, qui malgré les réactions intenses (et peu fréquentes pour l’art contemporain au Luxembourg) qu’elle a provoquées a été prise sans l’avis du comité scientifique (rapidement annoncé pendant la polémique) : elle sera remplacée par un espace pédagogique – et pas par une autre œuvre d’art –, ce qui constitue un rétrécissement de l’espace dédié à la fois à l’art et à l’éducation. Car, comme l’expérience des années passées l’a confirmé, la forte luminosité du Mudam Pavillon qui servait notamment d’espace pédagogique jusqu’à présent ne permet pas l’exposition des œuvres qui risquent d’être abîmées par la lumière (c’est-à-dire de la majorité des œuvres).
Vient ensuite la gestion des retombées de cette histoire : pas d’événement de clôture consacré à ce moment historique de la petite histoire du musée, aucune initiative de parler de l’œuvre même, d’évoquer les problématiques qu’elle soulève, ou encore, même les questions que son démontage suscite. La pluralité et l’intensité des réactions, auraient pu devenir l’occasion non pas de remettre en question la décision finale, mais de susciter un réel débat public, des échanges directs, de rassembler des personnes d’horizons très divers autour de l’art contemporain.
Simultanément – et discrètement – a eu lieu l’acte symbolique fort de raccourcir l’exposition de Su-Mei Tse. L’artiste explique que le professionnalisme de l’équipe du musée dans l’accompagnement de son exposition en Suisse, Chine puis Taiwan, l’a remporté sur le désarroi causé par cette décision. Reste que le public a été privé de l’exposition pendant une semaine. Puis est intervenue la fuite de l’annonce du licenciement du curateur en chef du musée, Clément Minighetti – dont la qualité et l’importance du travail au sein de l’institution sont indéniables. Il a fallu attendre une semaine entière pour que le musée démente officiellement cette nouvelle. Bouleversement encore une fois, de l’institué, par l’instituant.
Troisième observation qui suscite des questionnements : l’apparition et l’augmentation du nombre d’évènements à caractère privé qui ont lieu pendant les heures d’ouverture du musée. Ils ont un impact direct sur la réception des expositions. Les conférences de sociétés privées dans l’auditorium privent l’accès à la programmation qui y est prévue et empiètent sur les expositions qui ont lieu au sous-sol du musée pendant leurs pauses ; des tables de cocktail installées entre les œuvres, notamment les sculptures de Tony Cragg, modifient considérablement l’interprétation de l’exposition, etc. Il ne serait pas étonnant de voir bientôt un mariage ou un banquet organisé dans les jardins du musée – espace public – dans lequel sont installées des œuvres d’art.
Questionnements. Comme les rapports d’activité du musée (tous consultables en ligne) le prouvent, en dehors de la collection, le mécénat privé représente un budget qui ne couvre que trois, cinq, sept, ou pour une année 8,4 pour cent, du budget total de l’institution. Ces chiffres signifient que le musée pourrait fonctionner avec l’argent public et ses recettes propres (billetterie, boutique, café). Cette remarque ne vise évidement pas à renier l’importance du sponsoring et des investissements privés, mais à clarifier les rapports de force et les (inter)dépendances réelles. Dans le reste du monde le mécénat privé représente souvent des pourcentages plus élevés (de vingt à quarante pour cent des budgets) : ceci pourrait éventuellement justifier les pratiques de privatisation accrues. Or, pour ce qui concerne le Mudam, nous sommes dans un cas de figure différent où c’est essentiellement le financement public, et du public, qui fait fonctionner l’institution. Pourquoi alors ne pas respecter les heures d’ouverture du musée et ne plus interférer dans le contact émotionnel du public avec les œuvres d’art ? Pourquoi plutôt que de mettre l’accent sur l’expérience esthétique (qui, soit dit en passant, constitue la meilleure méthode d’éducation à l’art) ; la subordonner à une consommation de l’art, de l’espace certes prestigieux et splendide et à des mondanités (qui pourraient avoir lieu dans les nombreuses chapelles du pays) ?
Espoir ? Tous ces éléments ne contribuent ni à l’identification nécessaire du public au projet du musée, ni à l’approfondissement de l’aventure artistique et intellectuelle collective instituée dès l’ouverture du Mudam par Marie-Claude Beaud, puis poursuivie et développée par Enrico Lunghi ; elles institutionnalisent au contraire des pratiques marchandes et produisent des discours symboliques qui divergent de sa mission et de son identité telle qu’elle avait été établie jusqu’à présent.
L’art – le seul univers praxéologique qui permette de montrer la matérialité symbolique des idées et des choses de ce monde au-delà de leur valeur d’échange – ne devrait pas se transformer en consommation artistique. Même pas au profit l’augmentation des chiffres de fréquentation du musée, car si les visites sont à des fins de divertissement, elles se font au détriment de la découverte des œuvres.
Les débats actuels ont par ailleurs confirmé encore une fois que l’attitude esthétique et l’appropriation de l’art contemporain par le public local constituent un projet de longue haleine, mais ont considérablement évolué. L’installation d’éléments et de pratiques qui n’ont rien à voir avec les expositions rend ce chemin – et la mission du musée – encore plus difficiles à accomplir. Peut-être parce que le musée, comme l’art, reflète les tendances d’une société où le « nous » (amateurs d’art, artistes, critiques, théoriciens, citoyens) est remplacé par le « je » qui préfère s’isoler sur les réseaux sociaux ou alors dans des activités de consommation. Espérons qu’une fois les premiers mois de transition tumultueuse passés, la nouvelle directrice du musée, en collaboration avec le CA et l’équipe du musée – qui a déjà prouvé ses forces –, réussiront à réorienter le Mudam vers sa mission initiale – découvrir les artistes et les intellectuels – et à continuer à évoluer, se développer, expérimenter, sans perdre le caractère public, critique, libre et profondément humain du musée.