Les textes et les études en histoire de l’art luxembourgeoise sont fragmentaires. Pour avoir une vue, ne soit-elle que partielle, de ce qui a marqué et constitué une histoire moderne et contemporaine de l’art local, il vaut mieux se découvrir une âme de collectionneur de catalogues, de monographies, et autres coupures de presse de quotidiens d’époque, pour comprendre et commencer à évaluer, ce qui jusqu’à présent, n’a jamais fait l’objet d’une étude complète, voire d’un simple manuel d’orientation. L’histoire de l’art luxembourgeoise n’est pas encore écrite, que l’on pense déjà à lui construire une galerie nationale1.
C’est au XIXe siècle qu’une telle entreprise aurait immédiatement été applaudie, dans un contexte de la création du Cercle artistique de Luxembourg en 1893 et de se son salon annuel en 1896. Jusqu’à ce moment, l’art luxembourgeois est essentiellement réalisé par les artistes-professeurs.
Frantz Seimetz (1858-1934) va réaliser la première carrière d’artiste indépendant luxembourgeoise. Paradoxalement, ce sera le fait d’avoir voyagé et travaillé aux États-Unis qui va l’aider à se faire une réputation consécutive au Grand-Duché. Cet épisode biographique de l’exil temporaire à l’étranger, marqué d’un retour au bercail consécutif, se répète pour bon nombre de biographies d’artistes luxembourgeois, pour des raisons multiples, jusqu’à nos jours. En même temps, Seimetz a l’esprit commercial. Dès son retour, il organise une exposition monographique avec ses paysages américains, qui se solde par un succès populaire et commercial.
Le début de la Première Guerre mondiale intervient alors qu’au Luxembourg des peintres comme Dominique Lang (1874-1919) viennent de franchir le pas vers une peintre néo-impressionniste. Il est d’ailleurs remarquable que le peintre dudelangeois n’ait durant sa carrière, jamais représenté le sujet de l’industrie, pourtant déjà omniprésente dans les régions qu’il exaltait dans ses paysages.
De la Première Guerre mondiale et de ses conséquences ressenties au Luxembourg, il n’y a que le tableau intitulé Le marché noir2 (1917) de Pierre Blanc (1872-1946), qui donne une idée des problèmes locaux, notamment des « Hamsterer » urbains au retour de campagne, leurs chariots remplis de vivres. Le début du premier conflit mondial va également empêcher Auguste Trémont (1892-1980) de retourner à Paris, où il avait commencé ses études aux Beaux-Arts. Ce retour au bercail forcé, va produire une icônes nationales : le « Feierstëppler », gravé par Armand Bonnetain, pour orner la première pièce de monnaie de un franc, sur un modèle que Trémont avait peint et esquissé durant ses années passées au laminoir de Dudelange.
À la fin de la Première Guerre mondiale, toute une génération d’artistes, qui sont nés vers le milieu des années 1890, est marquée par l’influence du milieu artistique académique mais également progressif de Munich3. Le front, bloquant la route vers Paris, Munich s’avère être une alternative heureuse pour plusieurs étudiants des Beaux-Arts qui vont marquer l’art et le milieu culturel des années vingt et trente au Luxembourg, et dont certaines œuvres sont essentielles pour comprendre une vision de l’art qui nous marque jusqu’à aujourd’hui. Le retour au pays de jeunes artistes comme Joseph Kutter, Nico Klopp, Harry Rabinger, Jean Schaack et Jean Noerdinger va amplifier un antagonisme4 entre jeunes turcs et habitués du Salon du Cercle artistique de Luxembourg. La Sécession qui en résulte est aujourd’hui considérée comme une tentative importante, mais avortée, de moderniser et d’internationaliser l’art au Luxembourg. Dans ce contexte il est intéressant de noter qu’une des premières critiques que Joseph-Emile Müller a écrites pour le Escher Tageblatt lui vaudra d’être immédiatement évincé du journal. Müller, avait reproché à l’ancien sécessionniste Jean Schaack d’avoir renoncé à un art expérimental et progressif en faveur d’une peinture timorée et conventionnelle.
Mais les années trente sont également marquées par les deux pavillons nationaux luxembourgeois installés en 1937 à l’exposition universelle de Paris et en 1939 à la World Fair de New York. En 1939, alors que le Luxembourg fête le centenaire de son indépendance sous la menace nazie, les représentants de l’industrie lourde retirent leur participation au financement du pavillon new-yorkais. C’est un artiste, Michel Stoffel, qui convainc les responsables de laisser le pavillon aux artistes luxembourgeois. Le même Michel Stoffel sera un des rares peintres intéressants de l’époque de l’occupation5. Alors que d’autres sont déportés ou résistent, et qu’une collaboration artistique et culturelle a bien eu lieu au Luxembourg, Michel Stoffel choisit l’exil intérieur et peint clandestinement. Son tableau Résistance passive (1942), montrant un ouvrier levant le poing sur fond d’une usine sidérurgique, est probablement l’œuvre la plus symbolique de cette période.
À la suite de la libération, le Musée de l’État (aujourd’hui MNHA), qui aurait déjà dû ouvrir ses portes pour les festivités de 1939, célèbre le talent de Joseph Kutter, décédé en 1941. L’exposition de 1946 impose définitivement le talent du peintre expressionniste tout en donnant une conclusion à l’art figuratif des années vingt et trente. Au Luxembourg, les premières années d’après-guerre sont celles d’une évolution progressive vers l’abstraction. Cette phase d’adaptation sera conclue par la première exposition de groupe des Iconomaques en 1954. Ce groupe composé de personnages comme Michel Stoffel, François Gillen, Joseph Probst ou Lucien Wercollier revendique une position de combat plastique, qui voudrait imposer l’art abstrait moderne à une scène culturelle luxembourgeoise habituée aux paysages de l’Oesling de Lamboray et aux floralies de Lily Unden. Mais ces jeunes artistes, sous l’influence de la seconde École de Paris, profitent aussi de l’effort de reconstruction6, qui va entamer la période des trente glorieuses au Luxembourg. La génération des Iconomaques restera dominante jusqu’aux années 70.
Il y a eu des moments où l’art actuel, avec ses remises en question et ses formes d’expression inhabituelles, a fait irruption dans les habitudes pittoresques au Grand-Duché. On pourrait citer l’Initiative 69, petit groupe d’artistes dont les membres ont, le temps d’une journée, dessinée une ligne de craie en zig-zag sur le lit béton de la Pétrusse, à Luxembourg Ville. Pendant quelques heures, land-art, art conceptuel et reconquête de l’espace public tels qu’ils sont revendiqués dans de nombreuses villes en Europe et aux États-Unis trouvent un écho au Luxembourg. En même temps, les participants aux expositions-lectures-happenings de la Consdorfer Scheier proposent une alternative aux expositions du CAL, du MNHA, et de la Galerie du Théâtre d’Esch. Mais la perception de tout cela reste locale. Lorsque l’art luxembourgeois trouve un écho à l’étranger, ou du moins chez nos voisins immédiats, l’affaire est gouvernementale. Ainsi en 1976 encore, Joseph Emile Müller tentera, faute de principe unificateur, d’introduire la notion d’école luxembourgeoise, lors d’une exposition7 qui présente la peinture luxembourgeoise au Grand Palais à Paris.
Les années 1980 seront marquées par le création de nouveaux lieux comme le Konschthaus de la Grand-rue, et surtout la Schläifmillen à Hamm. Des galeries privées comme Beaumont, Léa Gredt et La Cité vont participer à une nouvelle professionnalisation du marché de l’art local. Le phénomène Brandy fait partie de cette époque dont les réalisations picturales identifient l’art luxembourgeois jusqu’aujourd’hui.
Fin 1994 une nouvelle grande rétrospective Joseph Kutter au MNHA fera office de lancement de l’année culturelle 1995. L’exposition est un grand succès. L’exposition Luxe calme et volupté qui lui succède, cette fois à l’ancien Casino Bourgeois, confirme avec quelques 55 000 visiteurs qu’il y a désormais un nouveau public pour les arts plastiques. À partir de là, le Luxembourg découvre la notion d’art contemporain avec ses surprises et ses difficultés. De petits et grands scandales jalonnent un apprentissage collectif qui va mener finalement à l’ouverture du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean en 2006. Le 14 juin 2003 le Lion d’or des pavillons nationaux est attribué à Su Mei Tse. Ce prix récompense la meilleure participation nationale lors de la cinquantième exposition internationale d’art contemporain de Venise. L’attribution d’un Lion d’or couronne des efforts qui ont été faits à partir de la fin des années 80, d’abord par les artistes eux-mêmes et ensuite par des curateurs/commissaires et artistes associés à des institutions pour arriver à une reconnaissance internationale d’un art qui prend son point de départ au Grand-Duché. Alors que jusque dans les années 1990, il valait mieux choisir l’étranger pour mener une carrière d’artiste professionnel – Michel Majerus en est l’exemple parfait – à partir du début des années 2000, une telle situation devenait, pour quelque temps du moins, imaginable au Luxembourg.
Mais depuis plusieurs années l’on ressent une sorte de fatigue qui sclérose l’élan et le positivisme du milieu des années 1990. L’art contemporain n’est plus une découverte, il risque de devenir une habitude, pire : un de ces budgets inférieurs à un pour cent qui conditionnent notre évaluation de la culture luxembourgeoise en général.
Une partie de cette histoire de l’art luxembourgeoise est actuellement visible dans l’aile Wiltheim du MNHA. La Villa Vauban complète ce parcours chronologique avec des expositions temporaires8 qui reprennent différents aspects de l’histoire de l’art local. Mais qu’en est-il des artistes ? Alors qu’en 1999 est créé le statut d’artiste, leur situation reste financièrement précaire et leur indépendance est constamment soumise à une sorte de paternalisme officieux. Exposer au Luxembourg veut dire être copain, être acceptable, être connu ou alors être persévérant et, si possible, sympa et même temps. Mais qu’en est-il de l’art qui dérange, qui est difficile à comprendre, et qui insulte notre sens local du « dat kann dach net sënn » ? Le milieu des arts plastiques est celui du chacun pour soi malgré quelques récents efforts d’association9 et de remise en question du statut d’artiste indépendant. Les artistes luxembourgeois n’ont pas de collectionneurs, ils ont des formulaires à remplir et des dossiers10 à compléter.