Comment aborder Nietzsche aujourd'hui? Se poser la question, c'est déjà tenter une approche. Encore faut-il savoir ensuite s'il faut le lire dans le texte. Bien sûr et en version originale pour nous qui sommes "naturellement" trilingues. Mais déjà se pose la question suivante: Nietzsche est-il un philosophe allemand? Répondre comme le fait Philippe Sollers dans le numéro du Magazine Littéraire (janvier 2000) qu'il serait plutôt français, cela ne veut pas dire polémiquer mais aborder une des nombreuses approches possibles "par l'esprit".
L'idée de Sollers est très contemporaine qui tire le philosophe du Gai Savoir du côté des plaisirs éclairés, au sens de l'héritage surhomme" français des Lumières. Un autre volet, loin d'être son contraire, étant d'abord de détacher l'auteur de Zarathoustra de la part d'ombre du "surhomme" que lui ont valu le détournement par sa sur Elisabeth et Hitler, et ceci pour une lecture valable, intemporelle mais surtout pour le XXIe siècle: soit le laver de la tache d'antisémitisme.
C'est l'apanage de la philosophie d'être universelle et de son temps à la fois, et Nietzsche et la question juive est aussi une question d'actualité. Peut-être fortement médiatique en France avec l'affaire Renaud Camus. Mais non, définitivement non, cette vision d'une "élite" juive donc étrangère par un "vieux" français de souche est très grave et brûlante en Allemagne à cause de ce mal qui, hélas, hanterait la langue allemande même, soit aussi ceux qui la tètent à la naissance...
"Maladie territoriale" contre laquelle Georges-Arthur Goldschmit, présent à Luxembourg il y a peu pour une conférence, à l'occasion du cycle Passages du temps 2000, ne cesse de combattre et qui signait en 1977, la préface du Nietzsche de Daniel Halevy, dont la première parution, en 1944, fut la pierre de touche de la relecture moderne possible du philosophe, en tout cas française. L'ouvrage est réédité pour la seconde fois en cette année 2000, avec le même avant-propos de Georges-Arthur Goldschmit (Daniel Halevy: Nietzsche, Le Livre de Poche).
Le ménage est fait, aurait-on pu penser et faire comme Le Magazine Littéraire, considérer Nietzsche non pas en faisant l'impasse sur la Shoah mais en homme cultivé du début du XXIe siècle, soit l'aborder comme l'esthète Sollers, en dandy philosophe. Le dandysme étant aussi une sorte de forme d'esprit critique, comme l'art pour l'art le fut à l'époque de Nietzsche lui-même...
Est-ce d'ailleurs un hasard si la librairie Alinéa fait actuellement sa vitrine (très belle) avec Nietzsche et Bach ? Le rapprochement n'est pas le seul fait de célébrer deux anniversaires conjointement mais "réellement" musical, puisque Nietzsche était fasciné par l'art pour l'art de Richard Wagner et... par Carmen de Georges Bizet. Daniel Halevy étant lui-même le fils de Ludovic Halevy, qui cosignait l'opéra avec Bizet, son beau-fils.
Nous voici, à travers Wagner et peut-être la réhabilitation par Daniel Halevy, revenus à la question de l'antisémitisme de Nietzsche, question complexe qu'éclaire la philosophe Sarah Kofman dans son ouvrage Le mépris des juifs, Nietzsche, les Juifs, l'antisémitisme, collection "La philosophie en effet", paru en 1994 chez Galilée et que l'on trouve actuellement dans la pléiade de parutions de et sur le philosophe, chez le libraire de la rue Beaumont.
Autre pièce apportée au dossier, luxembourgeoise cette fois, l'essai de Gaston Vogel Pour Nietzsche, à l'occasion du 100e anniversaire de sa mort, qui paraît dans la collection Essais aux éditions Phi. On sait Maître Vogel grand bouffeur de curés et prosémite mais il planerait sur ses rages et ses engouements, une odeur de soufre... Toutes proportions gardées, osons l'image tout de même : il serait notre Maître Vergès à nous.
La "cause Nietzsche" serait donc et en tout cas celle de Gaston Vogel. Pourquoi cracher dans la soupe et prétendre - comme nous l'avons entendu - que ce Pour Nietzsche serait essentiellement un livre de citations? Ce n'est pas faux et en gros lecteur qu'il est assurément, Gaston Vogel connaît les auteurs et revue littéraire dont nous venons de parler. Très "vogeliennes", les références à Camus (Albert), Malraux ; plus hasardeuse parce que colorée de ce "danger germanique", les louanges a posteriori du philosophe par Gottfried Benn, écrivain et docteur allemand qui embrassa la cause hitlérienne. Lire au sujet de cette profonde, inexcusable et fascinante ambiguïté Les Éblouissements de Pierre Mertens, reste d'actualité (Les Éditions du Seuil, 1987).
Oui, Gaston Vogel veut trop embrasser, survolant dans un opuscule d'une petite centaine de pages seulement ce qui composerait un solide rayon de bibliothèque à soi tout seul étiqueté "Nietzsche", écrits du philosophe lui-même, y compris posthumes et de ses commentateurs. Mais commenter ne veut-il pas dire aussi "écrire sur"? Oublions donc les emportements qui agacent de Gaston Vogel, son vocabulaire parfois un peu pompeux et sachons apprécier l'espace de liberté qu'il cultive.
Nietzsche affirmait lui-même qu'il ne serait véritablement lu et compris qu'en l'an 2000. Acceptons-en l'augure anti-nihiliste, anti-dépression fin de siècle et aussi anti-nostalgie d'une horrible tentation, la xénophobie. L'ouvrage de Gaston Vogel est en tout cas, une pierre de cet édifice.
Gaston Vogel, Pour Nietzsche, à l'occasion du 100e anniversaire de sa mort, éditions Phi, collection Essais, ISBN 2-87962-117-8, 495 francs.