Vu Stuff zu Stuff Le cinéphile Paul Lesch est directuer du Centre national de l’audiovisuel à Dudelange depuis début 2016 et celui qui a eu l’occasion de visiter son bureau (ou, avant, son centre de recherche et de documentation privé), d’assister à ses conférences ou de lires ses textes et livres sait qu’il est un fan invétéré de cinéma populaire en général et du cinéma autochtone en particulier. Depuis toujours, il accompagne les Pol Cruchten, Andy Bausch et autres réalisateurs luxembourgeois dans leur travail. Que la première grande exposition qu’il allait programmer lui-même serait consacrée à l’acteur et chanteur Thierry van Werveke (1958-2009) n’étonna donc guère. Que la veuve de Thierry van Werveke, Danielle Meneghetti, cherche juste à ce moment-là à léguer ses archives privées à une institution (le CNA) lui permit de réaliser son ambition : Thierry ! s’est ouverte début juillet et dure jusqu’à fin décembre au Pomhouse. Une impressionnante scénographie en forme de set de tournage (Trixi Weis) y a été érigée, où l’on traverse une dizaine de salles comme autant de stations de la vie de van Werveke, de son enfance en passant par sa vie dans la rue, la scène de musique et celle de théâtre, le cinéma ou la dépendance jusqu’à la maladie et la mort. Et le plus marquant y est que Thierry van Werveke, fils de bonne famille (son père était diplomate à Genève) a tout fait durant sa jeunesse pour se rebeller contre son milieu bourgeois – symbolisé ici par la bonne Stuff (salon) de son enfance, bien étouffante –, et finit à nouveau dans une Stuff bourgeoise, celle de sa vie de famille avec Danielle, qu’il épousa en 1997. Yves Steichen, co-curateur (avec Paul Lesch) de l’exposition et auteur de la biographie Thierry van Werveke qui a été publiée pour l’occasion par Saint-Paul, aime à citer les petites phrases que lui a glissées Danielle sur le bonheur privé tardif de Thierry, les chiens et les chevaux, leurs longues balades, sa passion pour la pêche et comment elle contribua à ce qu’il garde les pieds sur terre lorsqu’il avait les chevilles qui enflaient parce qu’il était ami avec Til Schweiger ou commença à devenir une star en Allemagne – en lui faisant passer l’aspirateur et lui infligeant les tâches ménagères (et vlan !, voilà un aspirateur dans le salon reconstitué de Rumelange... fallait le faire).
C’est une des faiblesses du projet Thierry ! (l’exposition plus le livre) : il reprend beaucoup (trop) du storytelling des proches de l’artiste. Son épouse, Andy Bausch, l’ami de toujours qui l’a découvert dans un bar (Béierbuttik à Dudelange) et fait jouer dans ses premiers films amateurs, mais aussi (dans l’exposition) des confrères et consœurs, des metteurs en scène comme Frank Hoffmann et Frank Feitler... Ce sont des petites phrases sorties de ces entretiens mises en exergue dans le livre ou l’exposition qui vont orienter la lecture du grand public. Parce que Yves Steichen n’a jamais personnellement connu Thierry van Werveke – né en 1983, historien de formation et cinéphile par passion (sa thèse sur l’histoire récente de l’exploitation cinématographique au Luxembourg a été publiée en 2017 sous le titre Utopia – Une passion pour le septième art), il travaille aujourd’hui au département cinéma du CNA –, l’interprète est donc à ses yeux « un personnage plus grand que nature » écrit-il aussi bien dans le livre que dans le texte introductif à l’exposition. Van Werveke était, aurait dit l’actrice Myriam Muller – qui a joué avec lui dans Le club des chômeurs d’Andy Bausch – « la seule star que le Luxembourg ait jamais connue ». Tous ceux qui avaient eu l’occasion de le côtoyer, en concert, au théâtre ou simplement au bar, savaient qu’il était pourtant une personne modeste et aimable (ses bonnes manières provenaient de son éducation, apprend-on à Dudelange), coquetant certes avec son statut de vedette (en s’entourant par exemple toujours des plus belles femmes), mais jamais hautain ou arrogant.
Den Tiger reiden Un des principaux axes du discours du projet T van W, que ses commissaires mettaient en avant dans toutes les interviews et que les journalistes reprenaient à leur compte, c’est que eux, ici, n’ont « pas de tabou ». Ce qui veut dire, i.e., qu’ils osent aussi parler... des drogues et de l’alcool, dont Thierry était dépendant sa vie durant. « Nous étions toujours trois dans notre mariage : Thierry, l’alcool et moi », confesse Danielle Meneghetti dans une des interviews diffusées dans l’exposition. Alors le livre et l’exposition regorgent d’anecdotes sur Thierry le chaotique qui arrivait bourré aux répétitions, qui ne connaissait pas son texte dans Hamlet, qui disparaissait durant des heures avec Ender Frings lors du tournage de Troublemaker ou qui a failli se faire virer du tournage de Knockin’ on heaven’s door par Til Schweiger, mais il n’y est jamais dressé de lien de causalité. Ou plutôt si : en amont, on apprend (et comprend) l’enfance trop bourgeoise en Suisse, des parents qui ne s’aiment guère et surtout n’ont pas d’amour pour leurs enfants (Thierry avait un frère cadet, Guy) et ne s’intéressent pas vraiment à un garçon bagarreur et chaotique, qui aurait probablement été diagnostiqué hyperactif et mis sous ritaline s’il était né quarante ans plus tard. Divorce douloureux, départ de Thierry pour le Luxembourg avec sa mère, alors qu’il était beaucoup plus attaché à son père. Il se révolte, est renvoyé de toutes les écoles, se retrouve à la rue, où il devient toxicomane et bataille pour s’en sortir – et devient clean. C’est Andy Bausch qui le sauve en quelque sorte : Bausch lui donne une perspective en se lançant dans le cinéma avec Thierry. D’ailleurs la biographie est aussi en partie une biographie de Bausch et une histoire des débuts du cinéma professionnel au Luxembourg, à partir des années 1980. Bausch et van Werveke sont autodidactes et apprendront ensemble à faire des films avant que Frank Hoffmann ne découvre l’intensité de Thierry van Werveke pour le théâtre et le fasse jouer dans de grands textes classiques, notamment Shakespeare.
Mais le lien de causalité qui n’est pas traité à Dudelange, c’est celui en aval des dépendances de Thierry van Werveke : c’est que son jeu, sa présence sur scène, son authenticité que ce soit sur les planches d’un théâtre, sur une scène de rock (avec le groupe de punk-rock Nazz Nazz) ou au cinéma étaient forcément liés à sa grande sensibilité, sa capacité de prendre des risques, de se mettre en danger que seuls ont les grands interprètes. Et souvent, les grands sensibles ne supportent pas la vie à jeun. Il suffit d’écouter les versions live des chansons qu’avaient écrites Serge Tonnar et Thierry Kinsch pour le projet Taboola Rasa, se situant entre Arno, Renaud et Brassens, notamment 2 Pond de Kilo sur l’addiction à la cocaïne, pour être ému au plus profond par cet artiste fragile. Impossible d’atteindre cette honnêteté en étant sobre comme un juge. Car peu importe ses travers, sur scène « Thierry était toujours juste », dit Frank Hoffmann.
Biergerschreck Si aujourd’hui, tout le monde semble l’avoir toujours aimé, que tout un pays a récupéré son image en en faisant « Thierry national » (sic), Thierry van Werveke polarisait de son vivant. Au tournant du siècle, alors qu’il fut perçu comme le Johnny Chicago du Troublemaker et qu’il transforma les concerts de Nazz Nazz en orgies aussi chaotiques que jouissives, les vrais bourgeois, la bonne société luxembourgeoise avaient peur de lui, le trouvaient inquiétant. Alors que ses fans, les jeunes de son âge ou de la génération d’après, étaient fascinés par sa transgression permanente et sa liberté absolue. C’était son talent d’interprète, sa quête de véracité (ou était-elle innée ?) qui rendaient le personnage et surtout l’artiste si fascinant – beaucoup plus que ses talents à l’aspirateur. Si Yves Steichen parle donc effectivement des dépendances de Thierry van Werveke, il le fait avec une grande distance, en l’observant comme on le ferait d’un animal de zoo, et en nous rassurant qu’à la fin, tout s’est arrangé, Thierry s’est embourgeoisé et calmé dans sa vie de couple.
Alors, hagiographie ou portrait sans concessions ? Le projet Thierry ! du CNA est très people, très centré sur la personnalité de celui que les confrères du milieu musical appelaient souvent T van W. Alors que le cinéma y est largement pris en compte, avec de nombreux extraits de films, des témoignages de gens du milieu, le théâtre et la musique sont plus impalpables, car éphémères. Même si des musiciens de Nazz Nazz, rameutés par le bassiste « rouden » Dan Kries, ont interprété quelques chansons originales lors du vernissage très huppé, devant un mur fait d’affiches marouflées sur les briques pour faire plus « authentique », ce reenactment ne peut pas reproduire un concert du groupe. Et d’ailleurs on peut considérer que ce serait complètement faux, voire impossible de le faire. Néanmoins, Thierry ! permet de passer un bon moment au Pomhouse, de se remémorer des films, des pièces ou des concerts, de présenter le personnage aux plus jeunes générations.