Le 17 juillet dernier, près du cercle polaire a été battu en Suède un record absolu de chaleur : 32,5 °C. La canicule (températures supérieures à la moyenne normale) que prévoit l’Organisation météorologique mondiale (OMM) pour le mois prochain s’étend de la Scandinavie aux pays Baltes et arrive jusqu’en Irlande ; mais elle a aussi investi la Sibérie, le Japon et la Grèce avec des dizaines (voir plus de cent) morts provoquées par des incendies fulgurants et tragiques. Le réchauffement climatique lié aux activités humaines est bien là. Si les climatologues et les écologistes ne cessent de le confirmer (depuis plus de trente ans) – la fonte des glaces, les feux de forêts et les décès liés aux canicules vont se multiplier – ; et alors qu’il semble être déjà trop tard pour lutter efficacement contre cette situation, les gouvernements et institutions internationales refusent encore de prendre des mesures drastiques pour tenter de sauver ce qui reste à sauver. Le monde de la science et de la culture quant à lui, ose, parfois, interroger la responsabilité individuelle et collective face à cette situation et même à réenvisager nos rapports à notre planète. Tel est l’objectif de l’exposition No man’s land au Mudam.
À travers un ensemble de propositions, une quinzaine d’artistes de générations différentes et de pratiques très diverses ont ainsi été réunis par les trois commissaires – Marie-Noëlle Farcy en collaboration avec le duo artistique Art Orienté objet constitué par Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin. Le projet consiste en effet à rassembler des approches variées mais qui ont pour dénominateur commun la définition d’un territoire de recherches (artistiques, anthropologiques, scientifiques et surtout hybrides) au sein duquel les tensions entre l’humain et l’environnement naturel (et par conséquent politique) sont particulièrement intenses.
On entre par exemple – et par effraction fictive – dans l’un des no man’s land les plus hermétiquement fermés du monde : le territoire entre les deux Corées que Hayoun Kwon recrée à travers un film animé dont le titre correspond au nombre d’années nécessaires au déminage de cette zone. 489 Years (2016) dévoile un espace où, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, de nombreuses espèces (menacées ailleurs et là par les explosions des mines) vivent dans une paix relative. L’on découvre aussi des travaux d’artistes engagés à mettre en œuvre des protocoles inédits (souvent à la lisière des arts et des sciences) qui consistent : à retranscrire une certaine réalité comme par exemple les dessins naturalistes de Cornelia Hesse-Honegger, qui, après l’accident de Tchernobyl, documente les mutations morphologiques des insectes qu’elle va chercher sur les traces du nuage rétroactif (dessins si minutieux qu’ils ont par ailleurs servi à des scientifiques pour leurs recherches) ; ou encore à exprimer le sentiment de menace qui pèse sur le monde naturel à travers une prise de position artistique et politique – comme Piero Gilardi qui dans les années soixante se distancie du Pop Art et crée ses tapis-utopiques. Des natures mortes d’un réalisme bouleversant qui traduisent des paysages terrestres (fonds sous-marins, sols forestiers, etc.) mais produites en matières strictement artificielles de manière à dénoncer le consumérisme mortifère pour la planète.
On peut également (re)découvrir des œuvres d’artistes (plus connus) engagés dans une démarche écologique plus « réparatrice » comme l’Arche de Noé (à la fois cynique et porteuse d’espoir) de Mark Dion qui reconstitue dans un caddy de supermarché un biotope tropical mobile (Mobile Bio Type – Jungle, 2002) ; ou encore, l’une des œuvres les plus emblématiques de Mel Chin (dont nous avons déjà découvert le travail au Mudam) : Revival Field (1990). Un projet expérimental dont l’objectif était de décontaminer un sol pollué au-dessus d’une décharge de déchets industriels en y plantant un jardin monastique médiéval. Une fois l’utopie (non dénuée d’humour) réalisée, le projet a suscité la plantation à plus grande échelle d’arbres et de végétaux.
Cette collaboration, entre une commissaire et des artistes-chercheurs qui deviennent commissaires d’exposition – et l’exposition de prouver que la complémentarité entre modes de penser différents produit souvent les résultats les plus denses et les plus intéressants – constitue également un échange effectif (et finalement assez rare encore) entre le monde universitaire et le monde de l’art. L’exposition cristallise en effet le moment d’un projet plus ample de recherches pluridisciplinaires : un colloque organisé par l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne et le CNRS qui a eu lieu bien avant l’ouverture de l’exposition (en mai 2017) ; ainsi que la soutenance de l’Habilitation à Diriger des Recherches de Marion Laval-Jeantet (qui enseigne à l’Université Paris I) et qui a eu lieu au Mudam début juillet 2018.
Susciter des rencontres est en effet une manière de décrire la démarche du duo Art Orienté objet qui met en œuvre un art d’immersion (dans les disciplines et les territoires), qui pousse à bout l’implication du chercheur, de l’artiste, du spectateur, et qui pose de manière assumée et entière des questions fondamentales. Et l’aventure de devenir expérience puis très souvent expérimentation.
L’art très singulier de Marion Laval-Jeantet et de Benoît Mangin, qui travaillent ensemble depuis 1991 (et qui viennent assez souvent au Luxembourg puisque nous avons découvert leur travail aussi bien au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain qu’au Mudam), est porté par un étonnement vif et constamment régénéré par la complexité du vivant. Les deux artistes aiment l’art (ce qui n’est pas le cas de tous les artistes, et ce que l’œil attentif percevra à travers la belle profondeur des références à l’histoire de l’art que l’on peut trouver dans leurs œuvres) ; et ils s’intéressent aux paradoxes liés aux savoirs scientifiques, traditionnels et à la mythologie en empruntant des chemins de connaissances très divers. Ils plongent notamment dans les sciences du vivant et du comportement, l’anthropologie, l’ethnopsychanalyse et la biotechnologie : ils sont les premiers artistes à avoir cultivé de la peau humaine dans un cadre artistique (Cultures de peau), puis à avoir réalisé une réelle (trans)fusion sanguine entre l’animal et l’humain (Que le cheval vive en moi !).
Ce qu’AOo – l’expression de l’étonnement que l’on entend à prononcer leur nom quand il devient onomatopée n’est peut-être pas un hasard – observent dans leur quête à la fois savante et empathique de l’Autre (qu’il s’agisse de l’humain, de l’animal, du posthumain, ou encore de l’invisible, de la mort…) est surtout que les faits soutenus par deux types d’argumentation très distincts, qui contrairement à ce que l’on pourrait croire, convergent souvent : le mythologique et le scientifique. Pourquoi alors ne pas écouter ces argumentations ?
« L’art, expliquent-ils, peut, à travers le non-dit, faire prendre conscience de ce qui échappe à la conscience ». C’est probablement aussi ce qui nourrit l’intuition qui guide les artistes et selon laquelle ils affirment qu’il faut « croire aux signes » et oser : laisser les différentes approches du monde se rencontrer, laisser le réel (et ce qui semble irréel) entrer dans l’art et faire circuler l’art dans le réel. C’est peut-être à travers une telle approche, une audacieuse « anarchie disciplinaire » (le terme est emprunté au philosophe Dominique Lestel, membre du jury de l’HDR de Marion Laval-Jeantet), que gît le potentiel réel du milieu artistique et scientifique ouvert et engagé à s’autodépasser et à susciter quelque chose, un écho, voire plus : la modification et la réparation d’une réalité donnée pour immuable. D’où, aussi, l’importance et la beauté de cette exposition.