Vous en avez forcément déjà croisé un. De préférence quand vous êtes pressé, car, c’est bien connu, il le fait exprès pour vous pourrir la journée. Il est comme ça, le régisseur. Muni d’un gilet orange – ou jaune, ça dépend des productions –, il vous fait des grands signes alors que vous conduisez sur une route de campagne ou en pleine ville. « Ouiiiii, bonjour, excusez-nous, on est en train de tourner un film, je vais vous demander de couper le moteur et d’attendre juste quelques petites secondes le temps de la prise... » Suivent alors de longues « petites secondes » pour le régisseur qui, talkie-walkie en main, va douloureusement attendre le « ok, on débloque » de son collègue sur le plateau.
Car il y a deux écoles : vous, forcément patient et aimable, qui allez donc couper le moteur et attendre patiemment, peut-être vous rencarder sur la star du film ou, pour les plus avertis, le nom de la production. Et puis il y a les autres, les bons râleurs qui vous expliquent de long en large qu’ils ne peuvent pas attendre. Ils n’ont pas encore fini leur litanie qu’on a déjà débloqué. Certains sont finalement passés, écorchant au passage au mieux un drapeau, le plus souvent un coude, un bras. On n’a pas des métiers faciles.
D’ailleurs avouons le, personne ne comprend vraiment ce que fait la régie. « Mais en fait c’est quoi, ton métier ? » Jeunes comédiens, parents et surtout grands-parents, amis, vieilles connaissances, tous y vont de leur petite question. Le régisseur, humble et patient comme à son habitude, s’éclaircira alors la voix pour justifier sa présence sur un tournage. « Tu vois où on est ? T’as vu les camions garés ? Les loges installées ? T’es allé aux toilettes ? T’as bien mangé ? T’as pris un café ? T’as pas froid ? Personne n’est passé dans le champs pendant la prise ? Ben voilà, c’est ça, mon métier ! » Pour la magie du cinéma, tu repasseras. Premier arrivé, dernier reparti, le régisseur a moyennement le temps de faire dans le glamour. La logistique, voilà l’aspect le plus concret d’un tournage de film (de série, de pub, de téléfilm...) et en même temps, le plus discret. Un régisseur compétent est un régisseur à qui on n’a rien à dire !
Des semaines de préparation sont donc nécessaires en amont du tournage. Pas d’armées de gilets oranges : l’équipe se compose du régisseur général et de son adjoint, parfois deux. Souvent repéreur, il doit proposer des décors à l’équipe de mise en scène. Un château, un lac, une épicerie, un squat, un hôtel, une rue… Sillonnant les routes du pays et les lieux les plus improbables, l’appareil photo dans une main, le sandwich dans l’autre, le régisseur passe beaucoup de temps dans sa voiture, à scruter le moindre indice.
Il n’y va pas non plus en béotien : ça et là, il aura déjà glané des infos grâce à ses précédents contacts, des rumeurs, des amis… et même parfois grâce à son mur Facebook ! Après validation du décor, et il pourra en avoir montré une dizaine de chaque, il faut alors trouver le propriétaire des lieux. Cette étape peut donner lieu à de grands moments… Chassé à coup de pelle, invité à boire l’apéro, porte close ou longues conversations avec les administrations communales ou étatiques, l’accueil est parfois épique.
En luxembourgeois, le « Regisseur », c’est le réalisateur. Pas évident alors d’expliquer sa position de « simple » logisticien. Surtout lorsque vient le temps du repérage technique, puis du tournage : l’idée de voir débouler une quarantaine de personnes dans sa maison, son champ ou une salle de classe n’est pas réjouissante pour tout le monde. Le régisseur est alors là pour arrondir les angles. Faire le tampon, pardon, le lien, entre les idées de la mise en scène et les différents interlocuteurs demande une sacrée agilité et une souplesse non négligeable.
Mais les régisseurs expérimentés connaissent les marches à suivre, surtout lorsqu’il s’agit de l’administration. Même si l’attente d’un courrier officiel stipulant l’autorisation de tournage est toujours un moment fébrile. On se surprend même à esquisser quelques pas de danse de la joie au bruit du fax signalant une signature obtenue de justesse. Elle ira directement dans le « classeur à autors », tenu scrupuleusement à jour le temps de la préparation, débordant et régulièrement piétiné une fois le tournage commencé.
Sur le plateau, profil bas, profil gilet orange. En intérieur, en civil, le régisseur s’agite dans tous les sens, toujours au talkie. Les rôles sont définis : le général passe sa journée au téléphone à gérer les prochains décors, l’adjoint coordonne les besoins de l’équipe, le régisseur plateau annonce les changements de plans et les prises en se prenant pour le chef en ordonnant le silence d’une voix menaçante. Selon le décor, les bloqueurs empêchent donc les voitures et/ou piétons de passer. Le régisseur camion, lui, réapprovisionne la table régie (remplie de boissons, de fruits, de chocolat… il existe même des concours de « meilleure table régie » sur des forums spécialisés. Très spécialisés.). Tout ça, c’est dans l’idéal. L’urgence faisant son œuvre, le sens de l’improvisation de l’équipe transforme bien des fois le régisseur camion en bloqueur, alors que le général est lui-même en train de conduire une nacelle puisque l’adjoint est parti emmener le réalisateur en urgence chez le dentiste.
À la fin de la journée, c’est-à-dire à cinq heures du matin en cas de « mixte » (séquences nécessitant à la fois la lumière du jour et la nuit) et que tout le monde est déjà parti depuis une heure, les régisseurs « ferment le décor » et confient les clés au gardien de nuit, après avoir tout passé au crible. Vient alors le moment qui, selon les tournages, dure de cinq minutes à deux heures : la Super Bock au cul du camion régie, entre gilets oranges. Les régisseurs reviennent alors sur la journée, se racontent leurs clients de blocages et les figurants, sans oublier de dire du mal des électros. Un ange passe, déguisé en éboueur. Il est temps d’aller faire une sieste.