La décision de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJCE) de contraindre Google de mettre en place une procédure dite de « droit à l’oubli » partait sans doute d’une bonne intention. Sans avoir accédé au rang de droit humain universellement reconnu, ce droit, conceptualisé à partir du début des années 90 et inscrit dans une directive européenne de 1995 sur la protection des données privées, est cependant en bonne voie de gagner un statut approchant dans bon nombre de pays. Pour autant, il faut bien reconnaître que l’arrêt pris le 13 mai par la CJCE, qui accorde aux internautes le droit de demander à Google la suppression de liens vers des pages comportant des informations personnelles périmées ou inexactes à leur sujet, a débouché sur une vaste confusion.
En réponse à cet arrêt, Google a mis en place ces dernières semaines un formulaire qui permet aux internautes européens de signaler des résultats de recherche relevant à leur avis de cet arrêt et de demander la désindexation des pages en question. Google déclare que ses équipes examineront ces demandes en trouvant un équilibre entre le droit à la sphère privée de chaque individu et le droit du public d’accéder à l’information et de la distribuer. Microsoft offre aussi depuis quelques jours pour son moteur de recherche Bing une procédure de désindexation, signe que les grands du Net entendent bien tout entreprendre pour se soumettre à l’arrêt de la CJCE.
Mais face à un arrêt que de nombreux juristes ont trouvé mal ficelé, il est permis de soupçonner les deux moteurs de recherche de vouloir surtout témoigner de leurs bonne volonté à se mettre en conformité tout en créant des situations inextricables qui mettront en exergue les insuffisances de la directive et de l’arrêt qu’ils sont censés appliquer. Pour pouvoir examiner dans chaque cas d’espèce comment concilier au mieux le droit à la sphère privée dont relève le droit à l’oubli et le droit à l’information, il faut des ressources et des connaissances souvent considérables, et il est clair que les moteurs de recherche ne pourront pas les déployer. Les premiers à s’être plaints de désindexations abusives ont été les journaux, mécontents de voir des liens de moteurs de recherche vers des articles anciens, sur lesquels certains d’entre eux comptent dans leur propre architecture web, disparaître du jour au lendemain. Cela a été le cas par exemple de l’Irish Independent, qui a vu disparaître un lien vers un article relatant une affaire remontant à 2010 dans laquelle un enseignant de l’université de Limerick, accusé d’avoir agressé un étudiant, lui avait payé une compensation de 100 000 livres et avait par la suite plaidé coupable devant un tribunal criminel. Une personne s’étant plainte auprès de Google que cet article était « non pertinent, dépassé, inapproprié ou excessif » a pourtant obtenu gain de cause et la suppression du lien : clairement un retrait abusif, estime le journal.
Manifestement, les moteurs de recherche n’ont pas envie de se transformer en vastes bureaux de micro-réclamations, ni de se doter de complexes procédures d’appel pour départager dans chaque cas pouvant leur être soumis les intérêts des individus plaignants et le droit à l’information. Pour ne pas s’exposer au reproche d’ignorer la loi, Google a semble-t-il choisi de mettre les pieds dans le plat. Puisque les critères donnant droit ou non au droit à l’oubli n’ont pas été clairement définis, Google applique une sorte de grève du zèle, avec pour objectif non avoué de contraindre les instances européennes à accoucher de critères plus clairs.
Face à cet embrouillamini, Google, Yahoo et Microsoft ont été invités à participer ce jeudi à une réunion à Bruxelles. Mais plutôt que d’obtenir des clarifications, ils s’y feront probablement tirer l’oreille (s’ils s’y rendent) : des régulateurs européens semblent mécontents de la façon dont Google met en place ces procédures de droit à l’oubli, en particulier de sa décision de retirer les liens des sites nationaux comme google.fr ou google.de, mais pas de google.com, ou encore de sa pratique de prévenir les journaux concernés quand des suppressions de liens ont éte effectuées, qu’ils jugent contraire dans son essence au droit à l’oubli.