En août 2013, un journaliste du magazine écologiste californien Grist annonce qu’il est frappé de burn-out et arrête tout pour un an. « It has been a dream job. I’ve loved it. Ist still love it. But I am burnt the fuck out », écrit avec son franc-parler caractéristique David Roberts dans son message d’adieu sur Grist, reconnaissant que ce n’ont pas été les articles qu’il a écrits pendant dix ans pour le magazine qui ont causé ce surmenage, mais sa frénétique utilisation des réseaux sociaux, à commencer par Twitter.
Chez Grist, David Roberts, âgé d’une quarantaine d’années, s’était spécialisé dans les questions liées au changement climatique, mêlant avec talent dans ses articles reportages, interviews et dissertations, offrant une perspective à la fois très informée et très militante sur la problématique et sur la façon dont elle était traitée – ou plutôt ignorée – dans la politique américaine. La rédaction de ces articles, souvent très longs, ne l’empêchaient pas d’utiliser avec constance tous les ressorts de Twitter. Dans son message, qui ressemble à une confession, Roberts avoue qu’il s’était voué à fond à son activité de journaliste-blogueur-tweeteur : « Je passe toutes mes journées à répondre au torrent de tweets et d’emails que je reçois. Je classe, je crée des signets, des liens, je transmets, j’émets des sarcasmes, des sarcasmes et encore des sarcasmes. Toute la journée. Ensuite, en soirée, après que ma famille est couchée et que le torrent s’est ralenti pour devenir un filet et que je peux penser plus de 30 secondes d’affilée, j’essaie d’écrire des articles plus longs, plus réfléchis ».
Résultat : manque de sommeil, absence de passe-temps, le sentiment d’être « tout le temps au travail » et « jamais déconnecté ». Mais cela va plus loin puisqu’à force de partager ses réactions à chaud aux actualités avec ses « followers », David Roberts reconnaît qu’il « pense en tweets ». « Mes mains commencent à se contracter si je passe plus de trente secondes loin de mon téléphone. Je ne peux même pas pisser un coup sans commencer à m’ennuyer. Je sais que je ne suis pas le seul à tweeter aux toilettes », écrit-il. David Roberts utilisait Twitter pour parler politique et surtout changement climatique, mais aussi de ses groupes de rock préférés, de sa femme et de ses deux fils, de ses voyages, Instagram pour publier l’une ou l’autre photo de sa vie privée, le tout avec une candeur et un abandon étonnants. Il prenait aussi le temps de répondre à une partie des commentaires que suscitaient ses articles sur Grist.
Pour s’extraire de ce maelström qui menaçait de l’avaler, il a indiqué qu’il allait désinstaller Twitter et fermer son compte email. « J’ai besoin de quelque temps loin de tout : du changement climatique, des médias, des blogs, des commentateurs, de Twitter, du cycle de news, de la bataille sans fin pour un avenir viable. J’ai besoin de me vider la tête ».
Pour faire quoi? Se remettre en forme – cette vie sédentaire, sans surprise, lui a valu un certain embonpoint – et sans doute écrire un roman de fiction. David Roberts déclare aussi vouloir passer du temps avec des personnes en chair et en os, faire des choses dans la nature et « refaire connaissance avec la beauté et avec ce qui est physique ».
La mésaventure de ce journaliste sonne comme un avertissement pour tous ceux qui s’investissent corps et âme dans un engagement qui se déroule de manière prédominante en ligne. Même si elle est en apparence comparable aux crises que peuvent connaître les joueurs compulsifs de jeux en ligne, elle s’en distingue fondamentalement en ce que pour les joueurs, il s’agit, sauf exception, d’un passe-temps qui a pris le dessus, et non d’une activité professionnelle ou d’une cause qui a grandi au point de prendre toute la place. À un militant, les réseaux sociaux font miroiter la possibilité de se connecter avec des gens aux quatre coins du monde qui partagent ses passions et alimentent sa réflexion en flux continu, et donc de faire avancer sa cause de manière décisive. Les réseaux sociaux offrent des possibilités insoupçonnées, mais attention avant de s’y engouffrer corps et âme : Jusqu’à nouvel ordre, nous restons des êtres analogiques.