Sur 150 pages, les juges du tribunal administratif de Londres décrivent minutieusement un montage fiscal élaboré par la branche londonienne de BNP Paribas, et passant notamment via la juridiction luxembourgeoise. Le jugement retrace la genèse du dispositif transfrontalier en citant les communications internes de la banque et en contre-examinant les déclarations de témoins. Il peut se lire à la manière d’une source historique donnant à voir les coulisses de l’industrie de l’optimisation fiscale. On suit, au jour le jour, la chronologie d’un montage (entre octobre et décembre 2005), on lit les mails des fiscalistes et financiers qui font tourner la machine, on découvre les tensions intragroupes, et la place qu’y occupe le Luxembourg. Comme pour une pièce de théâtre, les juges fournissent même une liste des principaux personnages en annexe.
L’affaire porte sur une succession de transactions financières transfrontalières. Connue sous le nom de « dividend strip », elle mobilisait une partie du réseau de la BNP, des Îles Caïman à la City de Londres, en passant par Dublin et Luxembourg. Résultat de ce carrousel financier : une « perte » de 96 millions de livres pour la filiale londonienne de BNP ouvrant la voie à une juteuse déduction fiscale au Royaume-Uni. Cinq ans plus tard, en 2010, Her Majesty’s Revenue and Customs (HMRC), considérant la transaction comme une fiction comptable, procédait à un redressement fiscal. Dans un jugement prononcé le 12 juin 2017 (et officialisé le 8 septembre), le tribunal administratif a donné raison au fisc britannique. BNP Paribas, qui a annoncé ne pas vouloir faire appel, devra rembourser 35 millions de livres.
Le « projet Sumatra », comme le dispositif fut baptisé par ses ingénieurs, naît à la mi-octobre 2005. L’inspiration vient aux banquiers de la division « optimisation finance » de BNP Londres alors qu’ils écoutent les pitchs donnés par la Dresdner Bank et la société de réassurance Swiss Re. Ceux-ci étaient venus présenter un nouveau modèle de défiscalisation dont BNP Paribas copiera les éléments-clés : la banque crée des droits au dividende, les fait détenir par une entité offshore, puis les rachète, pour enfin les revendre à un investisseur externe. Le but du jeu : tirer profit d’une faille identifiée dans la loi fiscale anglaise et décrite en interne comme « un effet non-intentionnée de la législation ». Le « projet Sumatra » serait « designed to create a one-off deduction shortly after implementation » explique un manager de BNP Londres dans un mail interne. Dans les deux mois et demi qui suivent, les banquiers de la City poussent le dossier. Ils savent que le deal devra être clos avant la fin de l’année, pressentant que le loophole fiscal pourrait se refermer très prochainement. (HMRC annoncera le 20 janvier 2006 que la loi sera changée le jour même.)
Dès la fin octobre, une première esquisse, intitulée « an opportunity for the group to raise low cost funds from selling a dividend strip », circulera sur les réseaux de BNP. Une vingtaine d’investisseurs potentiels sont abordés. On envisage brièvement une collaboration avec Fortis ou la Dresdner Bank, bien qu’on craigne que cette-dernière puisse penser « à tort que nous lui avons volé la technologie ». Interrogé par le tribunal s’il était conscient que le noyau du schéma fiscal provenait de Swiss Re et de la Dresdner, un dirigeant de la BNP Paribas déclarait ne pas s’en souvenir, mais qu’il n’était pas sûr que ceci aurait fait « a huge difference anyway ». Ce sera finalement la banque britannique Alliance & Leicester Investments Limited qui sera retenue comme investisseur externe.
Restait à trouver une entité offshore. Le 16 novembre, il devient apparent que la branche irlandaise de BNP, initialement prévue, ne fera pas l’affaire, à cause d’un « tax problem ». BNP Londres réfléchit alors à une autre juridiction à fiscalité avenante, « almost certainly Lux or Neths ». Dès le lendemain, le premier contact est établi avec la division fiscale de BNP Luxembourg. Dans les semaines qui suivent, une relation de travail intense se mettra en place entre Londres et Luxembourg, dont témoigne un flux continu de mails.
Dans le « projet Sumatra », le Grand-Duché occupe une position subalterne. Alors que les protagonistes se trouvent à Londres et à Paris où sont situés les centres de décision, les banquiers luxembourgeois jouent les deuxièmes rôles, dégradés par moments au rang de spectateur. En 2005, BNP Luxembourg occupait 515 employés et enregistrait un bénéfice net de 80,4 millions d’euros. (Qui progressera à 156 millions en 2006, puis à 229 millions d’euros en 2007.) Comme un des deux principaux centres de « private banking » du groupe, le Luxembourg servait surtout une clientèle privilégiée encore couverte par le secret bancaire. Ce n’est qu’à partir de 2009 – donc après la reprise de la Fortis Bank et de la BGL – que la BNP Paribas étendra ses opérations au Luxembourg. La branche londonienne, elle, était placée plus haut dans la chaîne alimentaire. Au sein du groupe, elle concentrait les fonctions de banque d’investissement et d’affaire ; c’était un des principaux joueurs sur les marchés des capitaux, des dérivés et des obligations.
Dans sa déposition, un des managers londoniens explique que « the London branch lead the deal : it developed the structure, marketed it to counterparties […] negotiated with Alliance & Leicester and lead the implementation process. » Un autre estime que BNP Luxembourg n’avait ni « l’appétit », ni « l’expertise », ni « l’accès au type de clients » susceptibles de participer à ce type de montage. Les juges leur donnent raison : Londres aurait été « la force motrice derrière la transaction ». Mais, précisent-ils, si la BNP Luxembourg n’a pas fait directement la vente à Alliance & Leicester, c’était principalement pour une raison fiscale. Car pour que la branche londonienne puisse exploiter le loophole anglais – ce qui était la raison de toute l’opération –, il fallait intercaler une « offshore entity located in a favourable tax jurisdiction so that it did not suffer any UK tax charge on the sale ».
Même si le rôle de la branche luxembourgeoise se réduit à celui d’auxiliaire, les Londoniens sont conscients que toutes les parties prenantes du montage devront être « commercially incentivised ». « Although we have yet to determine how much profit should be left in BNP Lux (£500 000 may be too much) the principle remains that BNP Lux will make a commercial profit overall from its involvement in the arrangements », écrivait un des architectes anglais du « projet Sumatra » à la cheffe de la division « structured capital markets » au Luxembourg. Les tractations sur la marge de profit luxembourgeois étaient lancées.
Rapidement se pose la question qui finira par régler les factures du cabinet Clifford Chance Luxembourg, chargé de rédiger une opinion fiscale. (L’arrêt du tribunal anglais ne spécifie pas si le montage avait obtenu ou non un ruling au bureau d’imposition Sociétés 6.) Sans surprise, la branche londonienne, tentant de minimiser ses coûts, estime que ce sera à la branche luxembourgeoise de payer tous les frais liés de la transaction. (Au total, ils cumuleront à un demi-million de livres.) En l’espace de quelques jours, la marge promise à la BNP luxembourgeoise a fondu. Elle se situe désormais « dans la région de 200 000 livres ».
En fin de course, le bénéfice réalisé par BNP Luxembourg s’établira à 750 000 livres. Les juges anglais s’étonnent de ce que, côté luxembourgeois, la marge ait fait un bond de cinquante pour cent. Dans sa déposition, un des managers londoniens déclarera que la responsable des structurations fiscales luxembourgeoise « was very focussed on the quantum of return for BNP Lux and that, in his experience of having worked with her for more than ten years when involved in transactions across multiple jurisdictions, […] she is very keen that the returns for BNP Lux are maximised. » Mais, pour la branche londonienne, 750 000 euros étaient un petit prix à payer par rapport à l’avantage fiscal escompté.
À Paris, le 6 décembre, la transaction n’eut pas de mal à recueillir l’approbation du « Tax coordination committee » qui réunit les chefs des départements financiers et fiscaux du groupe BNP Paribas. Le comité était tellement impressionné par le « projet Sumatra » qu’il informe BNP Londres, dans un mail envoyé à onze heures du soir, donc quelques heures après la réunion, que la somme engagée devrait passer de 100 à 150 millions de livres. Dans un mémo interne, que les juges anglais désignent de « very candid », la BNP spéculait sur des revenus nets cumulés à hauteur de 26,2 millions de livres. La transaction est initiée le 13 décembre 2005, soit deux mois après que l’idée ait commencé à germer dans les têtes des banquiers londoniens. Un mois plus tard, lors d’une réunion du département fiscal à Paris et Londres, les auditeurs de BNP Paribas estiment pourtant que le « projet Sumatra » serait « très agressif » : « If the transaction does go to court, they [les auditeurs, ndlr] consider that we will lose ».
Le « projet Sumatra » n’est pas un cas isolé ; même si, au vu de son coût et de sa complexité, ce genre de montage restait réservé aux grands groupes bancaires et aux trésoreries de multinationales. Au lendemain de la crise de 2007, ces opérations, qui nécessitent à chaque fois que deux banques s’associent, ont arrêté net : les banques ne se prêtaient plus, l’une évitant de s’exposer au risque de l’autre. Quant aux principaux instigateurs londoniens de la transaction, la plupart ont depuis quitté la BNP Paribas.
Au moment où la fiscalité des entreprises est prise entre le marteau de la Commission européenne et l’écume de l’OCDE, le « projet Sumatra » apparaît comme une énième ingénierie fiscale poussée trop loin, au-delà des limites floues du « borderline legal ». Le jugement aura peu retenu l’attention de la presse internationale ; et seuls le Financial Times et Le Monde y ont consacré de courts comptes-rendus. Mais ce qui rend l’arrêt intéressant, c’est la précision avec laquelle il donne à voir les modalités pratiques d’une opération aussi complexe qu’elle est ordinaire. De cette étude de cas, on peut distiller quelques caractéristiques de « l’industrie » : La division internationale du travail et la fonction du Luxembourg comme « allié » du capital (pour reprendre l’archétype jungien choisi par la campagne de nation branding), l’habilité dans l’instrumentalisation de failles entre législations nationales ou encore la dissémination des nouvelles « technologies » fiscales. Sans oublier les profits qu’en tirent les intermédiaires.