In the heat of the conflict Ce mardi matin, un peu après huit heures, un administrateur de fonds londonien s’amusait avec un yo-yo – un gadget distribué par un prestataire de services luxembourgeois –, répétant à qui voulait l’entendre que c’était « un simulateur de marché ». L’Alfi invitait à sa conférence « Leading Edge » à Westminster dans le vénérable Church House, entre St James’s Park et le Parlement britannique. Les principales interventions se tenaient dans un grand hall circulaire revêtu de boiseries en chêne et surplombé d’une coupole en verre. Le long de la courbe, en lettres dorées, on pouvait y lire : « Holy is the True Light, and passing wonderful, lending radiance to them that endured in the heat of the conflict. From Christ they inherit a home of unfading splendour, wherein they rejoice with gladness evermore. » C’est donc dans ce cadre qu’on pouvait écouter ce mardi une intervention intitulée « A day in the life of a risk manager in Luxembourg ».
Speed dating La moitié de l’auditoire était arrivée sur un des sept vols quotidiens qui relient le Findel à Londres-City. La place financière avait envoyé la deuxième garde. Parmi les participants, on ne trouvait ni de fonctionnaire de la CSSF, ni de représentant de Luxembourg for finance, ni de managing partner d’une des Big Four, ni d’avocat-star de l’industrie comme Claude Kremer (Arendt), Jacques Elvinger (Elvinger-Hoss) ou Freddy Brausch (Linklaters). Les autorités luxembourgeoises étaient représentées par Christophe Zeeb, le nouveau conseiller juridique à l’ambassade à Londres, discrètement assis à une des tables. (En 2014, il avait suivi Pierre Gramegna de la Chambre de commerce au ministère des Finances, où il devait remplacer Sarah Khabirpour comme nouvel homme de confiance. Il a rejoint le ministère des Affaires étrangères il y a trois mois.) Les Luxembourgeois rencontraient une cinquantaine de professionnels londoniens, auxquels s’ajoutaient quelques Suisses, Américains et un administrateur basé dans les Îles Caïman.
Les participants anglais sont pour la plupart des habitués de ce genre d’événement de promotion. En mai, Guernesey Finance avait tenu sa conférence annuelle à Londres ; en novembre, ce sera au tour d’Irish Funds d’amadouer les clients londoniens. Ces juridictions actives dans la domiciliation et la distribution des fonds d’investissement, mettent toutes les mêmes points sur l’ordre du jour de leurs conférences : « Brexit » et « substance ». La finalité de l’évènement se matérialisait aux pauses café et au déjeuner ambulatoire où on servait du poulet aux épinards et de la lasagne poisseuse. La conférence se muait alors en session de speed-dating professionnel ; avec l’échange de cartes de visite comme gage d’un réseautage réussi.
« Vous allez vous sentir comme à un congrès d’ornithologie », m’avait-on prévenu. Car, à l’inverse de la traditionnelle « roadshow » londonienne de l’Alfi – cette messe de l’industrie des fonds qui peut réunir jusqu’à un millier de participants –, la série « Leading Edge » est destinée aux spécialistes dans un domaine pointu. Autrement dit, ce n’est pas un événement particulièrement glamour et, ce mardi, la salle était remplie de cadres intermédiaires plutôt que de CEOs. Quelque 140 personnes en costumes et tailleurs gris avaient fait le déplacement pour écouter des discussions sur « la gestion du risque, la substance et la délégation ». A priori, ces thèmes peuvent paraître ésotériques, mais ils touchent en fait au cœur du modèle d’affaires luxembourgeois, comme viennent de le rappeler les propositions de la Commission européenne (d’Land de la semaine dernière).
It’s not a Luxembourg issue Les propositions de la Commission européenne étaient un des principaux sujets de conversation. En introduisant une couche de supervision supplémentaire pour tous les fonds gérés à partir d’un pays tiers (donc bientôt également à partir du Royaume-Uni), la Commission contribuera à l’érosion du pouvoir des superviseurs nationaux au profit d’une « convergence » européenne. Or, alors que la régulation est harmonisée, la supervision reste, avec la fiscalité, la dernière niche de souveraineté du Luxembourg en matière des services financiers. Si de nombreux participants sont inquiets – « Le Luxembourg perd en flexibilité ; on est cadenassé de tous les côtés » –, d’autres tentent de « positiver ». La proposition de règlement ne serait « pas encore gravée dans le marbre ». Et, de toute manière, l’entièreté de l’organisation de l’industrie des fonds étant chamboulée, « ce sera la cata’ pour tout le monde. » En 2014, la supervision prudentielle sur 41 banques établies au Luxembourg n’était-elle pas passée de la CSSF à la Banque centrale européenne, sans que cela ne provoque l’implosion de la place bancaire luxembourgeoise ? Alors pourquoi les choses seraient-elles différentes pour l’industrie des fonds aujourd’hui ?
Dans son introduction, la présidente de l’Alfi, Denise Voss, faisait l’éloge du modèle de délégation – selon lequel, les fonds sont domiciliés au Luxembourg alors que les décisions stratégiques se prennent à Londres, New York ou à Hong-Kong – comme « un élément-clé du succès global des Ucits ». Et d’ajouter : « C’est bien pour l’Europe, bien pour les investisseurs, bien pour les revenus fiscaux. » Andreia Camara, en charge du risque chez Aberdeen Global Services Luxembourg, estimait même que « l’industrie des fonds ne survivra pas sans la délégation ». L’Alfi, qui n’avait rien vu venir, pas plus que le gouvernement, a annoncé la création d’une « task force » ; un groupe de travail qui aura huit semaines pour lire la proposition de la Commission et formuler une réponse. Pour l’instant, expliquait Denise Voss, l’Alfi serait « toujours en train de digérer » les 283 pages du règlement. Or, elle sait que, sur ce dossier ultra-technique, le Luxembourg ne fera pas le poids au sein du Conseil européen. D’autant plus que Dublin, préoccupé par l’impact du Brexit sur ses frontières et son industrie de la pêche, a jusqu’ici été étonnamment discret. L’Alfi tente donc de dénationaliser son argumentaire et de lui conférer une dimension paneuropéenne. « It’s not a Luxembourg-issue », martelait Denise Voss. À la question si le Luxembourg « continuera à être attractif », elle répondait par une autre question : « Est-ce que les fonds européens resteront attractifs ? »
Back-middle-front Joseph Davidson, associé d’une firme de gestion d’actifs de taille moyenne basée à Londres, donnait un aperçu des modalités pratiques des « arrangements de délégation » : le « heavy lifting » serait fait à Londres tandis que la domiciliation et la distribution passeraient par un prestataire de services luxembourgeois. Plusieurs intervenants britanniques expliquaient passer par une ManCo (lire : « management company ») luxembourgeoise dont l’« avantage-clé » serait leur contact direct avec la CSSF. Résumé du modérateur : « Vous vous concentrez donc sur la gestion de l’argent ; et tout le reste, vous le déléguez. »
Dans la division du travail internationale, les comptables, agents de transfert, juristes et administrateurs luxembourgeois occupent une position subalterne, tant sur le plan symbolique (prestige) que pécuniaire (faibles marges). Les rapports entre le « back-office » luxembourgeois et le « front office » new-yorkais, londonien ou singapourien passent par la médiation du middle-management. Un participant luxembourgeois espérait ainsi que ses discussions avec les risk managers anglais pouvaient éventuellement le mettre en relation avec un asset manager. Interrogé sur la raison de sa présence à la conférence, un professionnel de la City expliquait que s’il arrivait à mieux anticiper les positions des administrateurs luxembourgeois, il pourrait minimiser les frictions avec ses supérieurs, ce qui pourrait lui être bénéfique.
La domiciliation et la distribution des fonds sont indispensables au bon fonctionnement du système financier. Grâce à ses 81 conventions de non double imposition (l’Irlande en compte 68, Guernesey treize), grâce aussi à une autorité de supervision business-friendly, le Luxembourg s’est établi comme pipeline privilégié pour distribuer les fonds au-delà des frontières. Mais on peut également faire une lecture plus sardonique du rôle du Luxembourg. Ce février, lors d’une audition organisée par le Sénat français « sur la compétitivité des places financières », Louis Laurens, représentant des gérants d’actifs français, estimait que le Luxembourg et l’Irlande « ont des administrateurs mais pas de gérants ». Et d’ajouter, sèchement : « Je suis en outre persuadé que le modèle du Luxembourg et de Dublin sera remis en cause par les nouvelles technologies qui vont remplacer les métiers de ‘processing’ : contrôles, formulaires, prospectus à traduire, etc. » D’un point de vue parisien, les petits concierges luxembourgeois de la finance seront tôt ou tard menacés d’obsolescence.
Ces dernières années, la place financière luxembourgeoise a connu une promotion, passant de la caste du « back office » à celle du « middle office ». Ce mardi, Ravi Beegun, associé chez KPMG, exhibait fièrement un slide de sa présentation Powerpoint. Alors qu’il y a cinq ans, 72 pour cent des activités de « risk management » des fonds domiciliés au Luxembourg étaient entièrement faites en dehors du Grand-Duché, cette part ne serait plus que de six pour cent aujourd’hui. Du point de vue des asset managers, les risk managers sont perçus comme prudents, procéduriers et pédants. À renfort de slides surchargés, les concernés tentaient de se démarquer de « ces clichés et fausses perceptions », ceux d’être des geeks perdus dans leurs modèles et équations. Or, si les conférenciers voulaient offrir une « vision holistique » de leur travail, ils se perdaient souvent dans les énumérations des formes diverses et variées que pouvait prendre le risque : risque légal, risque fiscal, risque opérationnel, risque digital, le tout culminant dans le « risque réputationnel ». À la fin de la première session, une auditrice demandait la parole : Quelle approche pour évaluer les risques liés au changement climatique ? Sur scène, personne n’avait de réponse.
Soft factors Paradoxalement, la consolidation de la place financière est un résultat du « tsunami réglementaire », par ailleurs vilipendé par l’ABBL et l’Alfi. Ainsi, la directive AIFMD régulant les hedge funds et le private equity, transposée en 2013, interdisait-elle de déléguer à la fois la gestion du portefeuille et celle du risque. L’écrasante majorité des gestionnaires d’actifs préféraient envoyer leurs risk managers au Luxembourg plutôt que de s’y installer eux-mêmes. Interrogé quand il comptait déménager au Luxembourg, Joseph Davidson rigolait, puis changeait de sujet. Si le « middle-office » est donc en train de prendre de l’épaisseur, le « front office » reste réticent à l’idée de s’expatrier au Luxembourg. En février, lors d’une réunion de la commission des Finances du Sénat français, Albéric de Montgolfier (Les Républicains) y voyait une chance pour la place de Paris : « Le Luxembourg […] n’envisage pas d’accueillir les gestionnaires d’actifs eux-mêmes. Ils habitaient Londres et leurs épouses n’ont pas envie d’aller s’installer au Luxembourg demain. Paris a-t-il une carte à jouer pour les accueillir ? »
En 2013, le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), avait pourtant tenté d’attirer les gestionnaires de fonds alternatifs avec des bonbons fiscaux. S’ils déménagent au Luxembourg jusqu’en 2018, ils pourront profiter durant dix ans d’une fiscalité réduite de trois-quarts sur l’intéressement aux plus-values. Avant le Luxembourg, certains cantons suisses avaient tenté la même expérience. Or, après quelques années, les golden boys avaient de nouveau quitté Zug, Pfäffikon ou Genève, lassés par l’aspect petit-bourgeois (ou « bünzli ») de la province suisse. « Bored and frustrated traders are homesick for grimy, high-tax London », se réjouissait The Economist en 2011. En juillet, lors d’un débat d’orientation sur le Brexit, le ministre des Finances expliquait aux députés (hilares) : « Mir hunn – dat gëtt eis vill gesot, dass dat ganz wäertvoll ass – vill Stärerestauranten. Och dat kucke verschidde Chefs d’entreprise. »
Hard factors Lors de ce débat, Pierre Gramegna insistait beaucoup sur la rigueur avec laquelle les dossiers étaient analysés à la CSSF : Il n’y aurait pas d’« Extrafaveuren ». « Le mot magique, c’est la substance ». On ne voudrait plus de sociétés boîtes-aux-lettres, mais une « croissance qualitative ». Un mois plus tôt, dans une vidéo de promotion mise en ligne par l’étude d’avocats Elvinger-Hoss, son prédécesseur Luc Frieden insistait sur le « partenariat étroit » qui liait Luxembourg et Londres : « We are not trying to copy London, we are not trying to become a mini-London or a London Bis. » Le montage que l’avocat d’affaires Frieden proposait à ses futurs clients anglais « is for companies to set up a subsidiary here, having some substance, but delegating and outsourcing quite a number of activities back to London where there is a tremendous know-how. »
Ce genre de déclaration avait éveillé les suspicions à Paris et à Bruxelles où on craint une subversion anglaise du marché commun via des sociétés boîtes-aux-lettres luxembourgeoises. Durant l’été, l’Autorité européenne des marchés financiers (mieux connue sous son acronyme anglais Esma) a édicté de nouvelles règles pour contrecarrer « les risques d’arbitrage de supervision » et éviter « une course au moins-disant réglementaire ». L’Esma exige ainsi que tous les dossiers de relocalisation liés au Brexit soient soumis – sous forme anonymisée – à un « réseau de coordination de la supervision ». Dans une opinion publiée fin mai, l’autorité européenne insistait sur le fait que les « fonctions clés » devront être présentes au sein de l’UE. Et de citer le contrôle interne, les infrastructures informatiques ou encore la gestion du risque. Les « senior managers » devraient être employés dans l’État membre et y travailler, de préférence à temps plein. Dès lors, l’estimation avancée en juillet par Pierre Gramegna, selon laquelle l’effet du Brexit se comptera « plutôt en centaines d’emplois », paraît hautement improbable.
Car la pression européenne a donné un nouveau coup d’accélérateur au rush vers plus de « substance ». Le marché du travail luxembourgeois est sous tension. Les débauches seraient fréquentes, relate un participant luxembourgeois à la conférence de l’Alfi à Londres : « Pour des raisons de substance, les gérants anglais doivent trouver des gens avec une certaine seniority et une réputation sur le marché. Des gens qui soient capables de valider des décisions. Or ils ne peuvent pas simplement catapulter quelqu’un de l’étranger. Ils ont besoin de quelqu’un qui connaît les kuerz Weeër, qui sait à quelle porte frapper et qui il faut rappeler. » Le Brexit augmente donc le pouvoir de négociation salariale des juristes et comptables luxembourgeois.