« L’effet de place » est défini dans la littérature scientifique comme une concentration en un lieu géographique de multiples acteurs spécialisés, créant d’importantes synergies et concourant ainsi au bon fonctionnement des marchés financiers. Dans un rapport de 2000, l’Inspection générale des finances française évoquait un phénomène « extrêmement robuste et extrêmement fragile ». Robuste, parce qu’une fois cette dynamique lancée, il était très difficile de « rattraper » une place financière qui avait atteint la « masse critique » en la concurrençant « sur les prix et les coûts. » Mais, le déclin des places financières serait aussi « brutal » et « inattendu » que leur émergence : « Lorsque l’équilibre se rompt, que les champs de force et la direction des flux économiques se modifient, alors […] le monde se polarise différemment ». L’industrie des fonds luxembourgeoise pourra bientôt mesurer la résilience de « l’effet de place ».
Blitzkrieg Le gouvernement luxembourgeois aurait-t-il loupé le dossier européen le plus brûlant depuis le secret bancaire et les tax rulings ? A-t-il été dupé par la Commission européenne ? Politiquement, la proposition de la Commission d’ajouter une couche de supervision supplémentaire pour une grande partie des fonds domiciliés à Luxembourg, est en passe de devenir embarrassante pour le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP). Le CSV, fustigeant « l’amateurisme » du gouvernement, veut le convoquer dans la commission des Finances et du Budget (Cofibu) dès la semaine prochaine. L’impression qui se dégage, après avoir parlé à des porte-parole de la Commission européenne, à des professionnels de la place financière et à des lobbyistes, c’est que le ministère des Finances et les groupes d’intérêts avaient sous-estimé la rapidité et la résolution avec lesquelles Bruxelles allait avancer. Sortie la même semaine que la proposition de la Commission, la brochure promotionnelle de l’Alfi – éditée comme supplément du Paperjam – témoignait de cette désynchronisation. Sur fond bleu clair, elle porte l’inscription « A clear horizon ». L’éditorial, signé par Pierre Gramegna, est intitulé « Confidence is back ».
La proposition fut écrite en huis clos, au sein de l’équipe du commissaire chargé des services financiers, Valdis Dombrovskis. Ce n’est qu’une semaine avant sa publication officielle – alors que le texte est envoyé à tous les cabinets de la Commission – que la proposition fuite et que le gouvernement et la place financière luxembourgeois en apprennent le contenu. « Personne ne l’avait vue auparavant, tellement elle était gardée sous scellés », dit Antoine Kremer, lobbyiste pour l’Alfi et l’ABBL à Bruxelles.
Ce mauvais calcul tactique pose la question du manque chronique de fonctionnaires au sein du ministère des Finances. En tant que responsable du Budget, Luc Frieden (CSV) se voulait exemplaire : il n’embauchait qu’au compte-gouttes. Cet héritage de la rigueur, couplé aux départs de fonctionnaires à l’arrivée de Pierre Gramegna, a causé un trou dans la pyramide des âges du ministère. Et a concentré le pouvoir sur une poignée de hauts fonctionnaires confrontés à un volume croissant de dossiers. Isabelle Goubin, en charge de la place financière, est ainsi également directrice du Trésor et occupe les présidences de la CSSF, du Commissariat aux assurances et du Fonds souverain intergénérationnel. Elle coordonne en outre les réunions du Haut Comité de la place financière et représente le Grand-Duché au Comité économique et financier de l’UE.
« Delegation arrangements » Ce n’est donc que trop tard que le gouvernement et la place financière découvrent l’ampleur du « transfert de compétences » proposé. Le gouvernement tente de peser sur le texte avant sa publication, mais trop de gens au sein de la Commission l’avaient lu pour que Dombrovskis puisse encore en changer le contenu sans perdre la face. Comme elle l’avait fait en 2009 pour le secteur bancaire, la Commission européenne veut faire « converger » la supervision des marchés financiers. Après la place bancaire, c’est l’industrie des fonds qui entre dans la ligne de mire de Bruxelles. Ce qui a pris le gouvernement luxembourgeois de court, c’est que la Commission redéfinit les procédures d’autorisations pour les « arrangements de délégation ». Ce modèle constitue la base même du succès du Luxembourg en tant que deuxième domiciliataire de fonds au monde. La proposition de la Commission a donc été perçue comme une attaque contre tout un modèle d’affaires : « Personne n’est dupe, tous savent qu’on risque de perdre de grosses parts de marché… Et geet ëm de Bifdeck !».
Dans l’industrie des fonds, il y a une division du travail entre centres financiers : les petits fournissent les jambes, les grands le cerveau. Luxembourg et Dublin s’occupent de la domiciliation, de la gestion du risque et de la distribution ; tandis que l’« asset management », c’est-à-dire les décisions stratégiques d’investissement, est concentré à Londres, New York ou Hong-Kong. La gestion d’actifs est valorisée par les professionnels comme une activité noble, alors que les tâches de « back office » sont considérées avec un certain dédain. Les tentatives du gouvernement d’appâter les managers de hedge funds et leurs familles par des bonbons fiscaux (comme les « carried interests » introduites en juillet 2013) ont échoué.
Superviser le superviseur Le succès du Luxembourg est en partie basé sur une autorité de régulation qui a la réputation d’être rapide, flexible et compréhensive, permettant ainsi aux gestionnaires de fonds de raccourcir le « time to market ». Cet avantage compétitif pourrait se réduire. La Commission européenne propose que les autorités de supervision européennes aient leur mot à dire pour les entités dont la direction est partiellement outsourcée dans un pays tiers. Or ce modèle est celui de quasiment tous les grands groupes anglo-saxons utilisant les Ucits. (20,5 pour cent des fonds domiciliés au Grand-Duché proviennent d’initiateurs états-uniens, 17,4 pour cent sont anglais et 13,6 pour cent sont suisses.) Les autorisations qu’elle accordera, la CSSF devra les notifier en amont à l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF). Celle-ci aura alors quinze jours pour donner son feu vert. (Si elle ne suit pas la recommandation de la CSSF, elle publiera son opinion et les raisons qui l’y ont conduite.) Si la CSSF restera donc l’autorité de contrôle pour les fonds domiciliés au Luxembourg, elle sera étroitement surveillée.
Gestion de crise Mercredi dernier, le jour de la publication de la proposition de règlement, Pierre Gramegna réunit d’urgence la Cofibu. Aux députés, il dit avoir été mis devant le fait accompli par la Commission et promet de partir au combat. Le lendemain, il s’explique devant le Haut Comité de la place financière, qui réunit les banquiers et avocats d’affaires les plus influents. Il fallait faire vite, rassurer et montrer sa pugnacité, car le week-end le ministre s’envolait, suivi d’une importante délégation, vers Beijing et Shanghai.
Dans un mail détaillé, largement cité dans les médias luxembourgeois, la Commission européenne se défend de l’accusation d’avoir agi de manière unilatérale. Elle renvoie la balle dans le camp luxembourgeois. La Commission aurait organisé une consultation publique (clôturée le 16 mai) : « [It] received a high volume of replies from the Luxembourg industry and from public authorities from Member States, but the Commission did not receive a contribution from the Luxembourg government. » En effet, sept ministères des finances y avaient participé, dont celui de l’Autriche et de la République tchèque, et même celui de la Norvège. Mais le Luxembourg, bien qu’infiniment plus concerné (malgré un taux effectif de 0,0285 pour cent, la taxe d’abonnement a fait entrer 770 millions d’euros pour la seule année 2014), n’a pas répondu. Le gouvernement laissait les lobbyistes de l’Alfi et de l’ABBL exprimer la position luxembourgeoise. « Il est une pratique constante au Luxembourg de laisser au secteur privé le soin de répondre par écrit aux consultations publiques, tandis que le gouvernement fait valoir ses points de vue dans le contact direct avec la Commission et au niveau des groupes de travail », explique le ministère des Finances dans un mail au Land.
Ce silence durant le printemps 2017 est aujourd’hui exploité par la Commission. Les résultats de la consultation auraient été « présentés » et « discutés » avec les États-membres, écrit-elle. Et de préciser : « Avant l’adoption de la proposition, la Commission a été en contact avec les autorités luxembourgeoises. » Ce que le concernés nient. On n’aurait « jamais » été consulté sur les points précis de la proposition, écrit le ministère dans un mail au Land. Et de spéculer sur « l’intérêt que pourraient avoir certaines parties intéressées à voir le Luxembourg ne pas être informé en temps utile des changements envisagés ». Ce mercredi, face à RTL-Télé, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) critiquait « un style de communication [de la Commission] qui n’est pas celui que nous souhaiterions ». La proposition de règlement donne en effet des réponses à des questions qui n’avaient pas été posées durant la consultation ; du moins pas expressis verbis.
« Something wicked this way comes » Pourtant le ministère et le secteur avaient aperçu les signes annonciateurs ; et la Commission a raison lorsqu’elle écrit que « the bulk of ideas that underpin the Commission’s proposal […] have been evaluated and discussed over several years ». La proposition se situe dans une parfaite continuité politique : Depuis 2013, une réforme des autorités européennes de surveillance financière est à l’ordre du jour. En juin 2015, le Rapport des cinq présidents souligne la nécessité de créer, « à terme » (« ultimately »), une autorité européenne de contrôle des marchés des capitaux unique. En juin, lors de son évaluation de la phase de consultation, la Commission identifiait comme une des faiblesses « the lack of regulatory and supervisory convergence, including divergent national requirements on the use of the marketing passport under the Ucits and AIFM Directives ». Sous la bannière d’une « véritable union des marchés des capitaux », la Commission réaffirmait ainsi sa volonté de centralisation. En avril 2017, Valdis Dombrovskis déclarait dans une interview avec l’Agence économique et financière sa volonté de « donner aux autorités européennes de supervision un rôle plus important pour gérer la concurrence réglementaire et surveiller les pratiques de supervision, de façon à ce que l’on n’ait pas l’impression que les États membres utilisent leur pouvoir comme un instrument de concurrence. »
La théorie du complot français Pourquoi cette soudaine accélération ? Sur la place financière, beaucoup y voient l’expression des ambitions frustrées de la place de Paris. Celle-ci occupe la troisième place en Europe pour la domiciliation des fonds : entre 2004 et 2016, sa part de marché est tombée de 21 à treize pour cent. Pendant ce temps, le Luxembourg (passé de 21 à 26 pour cent) et Dublin (passé de huit à quinze pour cent) décolleront. La place de Paris, elle, reste cantonnée sur le marché domestique. Parmi les autorisations délivrées en Europe pour la distribution des fonds internationaux, le Luxembourg totalise 65 pour cent et l’Irlande 22 pour cent. (La France ramasse les miettes : elle ne totalise que quatre pour cent du gâteau.) Alors que le Brexit avait éveillé l’appétit de Paris, la récolte a été maigre jusqu’ici. Faire superviser les régulateurs luxembourgeois et irlandais depuis l’AEMF basée à Paris, serait-ce l’occasion rêvée de prendre la revanche sur l’irritant concurrent grand-ducal, en misant sur « l’effet de la place » et les chemins courts ? Mais peut-être que la place financière prend la proposition de la Commission de manière trop personnelle. Pour Antoine Kremer, le lobbyiste de l’Alfi et de l’ABBL à Bruxelles, le Luxembourg ou l’Irlande ne seraient pas visés « per se ». La proposition serait plutôt l’expression d’une logique d’intégration plus vaste. Après le Brexit et l’élection d’Emmanuel Macron, la Commission tirerait simplement profit d’une fenêtre d’opportunité.
La théorie du complot anglo-luxembourgeois Le modèle des « délégations de gestion » expose le Luxembourg à la critique classique d’héberger des fonds qui ne seraient en réalité que des coquilles vides. Un rapport d’information du Sénat français « sur la compétitivité des places financières » (publié en juin 2017) met ainsi en garde contre un « risque de contournement » dans le contexte du Brexit : « Certaines autorités nationales pourraient accepter de délivrer des agréments à des sociétés de gestion dont l’essentiel de l’activité serait en réalité exercé au Royaume-Uni ». Et de conclure : « Le Brexit doit conduire à mieux appréhender l’utilisation abusive de la délégation. »
Le Sénat se fait l’écho de Jean-Louis Laurens, « ambassadeur » de la gestion d’actifs française, auditionné en février : « Un des éléments-clés de la négociation va être d’éviter qu’on accède au passeport européen à travers une simple boîte aux lettres. […] Soyons clairs : sur ce point, les intérêts de Paris ne sont pas forcément alignés avec ceux de Dublin ou de Luxembourg. [… ]Dans la mesure où il faudra une entité en Europe suffisamment ‘musclée’, il apparaît pertinent de la situer à Paris, qui dispose d’un écosystème puissant, de ressources qui n’existent pas au Luxembourg ou à Dublin, qui ont des administrateurs mais pas de gérants. » (Seul le sénateur de la Meuse, rappelait que « le Luxembourg est le premier employeur en Lorraine » : « Pour le Grand Est, si l’Île-de-France ne fait rien en sa faveur, mieux vaut que le Luxembourg l’emporte ».)
Ce climat de suspicion explique que, dans chacune de ses interventions publiques, le directeur général de la CSSF, Claude Marx, insiste que les firmes anglaises qui désirent se relocaliser au Luxembourg devront y garantir une taille minimale de l’opération, notamment la présence du « key management ». Parlant cette semaine à Bruxelles devant des gestionnaires de fortune, Claude Marx, s’est voulu rassurant, tentant de dédramatiser la proposition de la Commission : « Il n’y a pas de société de gestion de fonds dénuée de substance au Luxembourg. » Mais la peur d’une subversion anglaise du marché commun reste forte. Face au Land, la porte-parole de la Commission esquisse ainsi un contexte « where companies may try to circumvent the EU legal framework and establish letterbox entities in the EU and carry out all their real activities in a third country. »
L’optimum dépassé Pour bloquer la proposition de règlement – qui, une fois adoptée, s’appliquera tel quel à l’ensemble des États membres –, le gouvernement luxembourgeois devra forger de nouvelles alliances. Alors que le Royaume-Uni prépare son exit, empêcher une majorité qualifiée au sein du Conseil ne sera pas évident. Xavier Bettel et Pierre Gramegna ont repris l’argumentaire de l’Alfi : Un renforcement de l’autorité de surveillance européenne nuirait à la compétitivité de l’Union européenne. « Ce n’est pas bien pour le Luxembourg, et ce n’est pas bien pour l’Europe, disait le Premier ministre ce mercredi sur le plateau de RTL-Télé. Nous sommes ici en train de renforcer Hong-Kong, Singapour, Dubaï et l’Amérique… et demain Londres. » Mais le Luxembourg pourrait également chercher des alliances avec la frange souverainiste, refusant le transfert de pouvoirs vers Bruxelles.
L’intégration européenne est arrivée au point critique où elle entre en collusion avec le modèle d’affaires luxembourgeois. Depuis quelques années, la Commission européenne, l’ex-alliée néolibérale du Luxembourg, est ainsi perçue comme une puissance hostile. L’idéalisme européen du Luxembourg, affiché des décennies durant, a désormais un prix. En mars dans le Land, le diplomate et ex-directeur de la fiscalité au ministère des Finances, Alphonse Berns, se demandait si, « au regard de nos intérêts nationaux de souveraineté et de bien-être, l’Union européenne d’aujourd’hui n’a pas atteint ou dépassé l’optimum. » Il y a quelques années encore, la question aurait été considérée comme hérétique.