Pour cette 72e édition du festival d’Avignon, Olivier Py, son directeur, s’est interrogé sur le genre, sur la frontière qui sépare le masculin du féminin, mais aussi l’immigré de l’émigré et il a invité non pas des douaniers, mais des contrebandiers. Eh oui, les saltimbanques ne sont pas du genre à faire reposer leurs lauriers dans l’âtre du foyer, mais ils jouent à saute-mouton avec les frontières, notamment celles qui, il y a peu encore, séparaient le théâtre du cinéma, l’opéra du concert, la chanson du geste.
La reprise : histoire(s) du théâtre(s)
Milo Rau, le metteur en scène suisse exilé à Gand, en donna le meilleur exemple avec La reprise, construction, déconstruction et reconstruction d’un meurtre homophobe qui défraya jadis la chronique judiciaire de Liège. Rau réunit sur le plateau professionnels et amateurs, cinéma et théâtre, réel et symbolique, nous rappelant ainsi – la poésie en moins, l’efficacité en plus – le travail de son compatriote Stephan Kaegy, admiré ici même il y a quelques années.
Dans La reprise le théâtre nous confronta avec la réalité dans ce qu’elle a de plus cruel et de plus insupportable et ce fut la vidéo, paradoxalement, qui amena une distanciation toute brechtienne, accentuée par une espèce de making-of qui nous fit témoin de la création de la pièce, du casting jusqu’aux interrogations des acteurs sur leur métier. Mais il y a aussi du Pirandello dans Rau, qui mit en scène des protagonistes en quête d’auteur, un fait divers en quête de mythification. Les « chiens écrasés », justement, sont les faits d’hiver de notre société de plus en plus froide et glaçante, et ce sont aussi, bien au-delà, les symptômes de la condition humaine. Au fil des générations, au cours des siècles et des millénaires, ces faits divers se métamorphosent en mythe pour rendre supportable et vivable le monde dans lequel nous sommes jetés. Et comme le psychanalyste aide l’individu à rassembler ses souvenirs en histoire, le théâtre aide l’humanité à transcender le fait divers en mythe, notamment par la catharsis. À travers la galerie de personnages présentés cette année en Avignon, le festival nous fit toucher du doigt ce processus.
Thyeste : le rite du mythe
Dans Thyeste, spectacle emblématique de l’édition 2018 d’Avignon, cette catharsis, justement, nous prit aux tripes, donnant littéralement la nausée à l’un ou l’autre spectateur. Le jeune acteur/metteur en scène Thomas Jolly monta ce texte de Sénèque et, du coup, la Cour d’Honneur se fit cour d’horreur. Peut-être aurait-il fallu lire les nombreuses Consolations qu’écrivait le stoïcien pour affronter le crime du crime proféré par Atrée, l’holocauste qu’il servit à son frère Thyeste. La vengeance ici ne se mangea point froid, mais chaud : servi en daube et en grillades, le père dévora à son insu ses fils préparés selon les rites du sacrifice par son frère.
Depuis les Grecs et la Bible nous savons que la rivalité fraternelle est la pire qui existe et si les dieux grecs s’amusaient à jeter de l’huile sur le feu des haines familiales, les Chrétiens ont au moins inventé Saint Nicolas pour ressusciter des enfants cuisinés par de sanguinaires bouchers. La tragédie des Atrides, de Tantale à Oreste, en passant par Thyeste et Agamemnon, dopa la performance des acteurs aussi inouïe que l’horreur du crime qu’ils donnaient plus à entendre qu’à véritablement voir : le regretté Claude Lanzmann ne proclamait-il pas que la Shoah en effet ne se représente pas ! Point de vidéo donc, mais des hommes en chair et en os, des voix superbes, des chœurs glaçants, des acteurs sublimes, des images quand-même, mais des images en même temps d’une abstraction créant de la distance et d’un concret rappelant la violence terroriste. Durant plus de deux heures interminables qui passaient trop vite, les murailles du palais emprisonnaient le spectateur dans la terreur, tout comme notre condition d’humain nous enferme dans la malédiction de la méchanceté. À moins que, à moins qu’on ne fasse sienne la « consolation » du Stoïcien : « Mauvais, nous vivons parmi nos pareils. Une chose peut encore nous rendre la paix : c’est un traité d’indulgence mutuelle. »
Une Iphigénie sans génie
Point d’indulgence cependant dans la lignée des Atrides, point d’indulgence non plus dans la presse pour la jeune Chloé Dabert qui mit en scène les malheurs d’Iphigénie, la petite-fille d’Atrée. Il est vrai que la laideur des décors défigura inutilement l’écrin superbe du Cloître des Célestins et que la performance des acteurs fut des plus moyenne, à part celle, sublime de douleur et d’humanité, de Victoire Du Bois en Clytemnestre. À leur décharge il faut dire qu’ils s’essoufflaient sans raison à monter et descendre les escaliers d’un mirador, planté ostentatoirement sur la scène pour rappeler que le camp des Grecs fut aussi un camp de concentration de haine et de rivalité familiales. Mais il est tout aussi vrai que les alexandrins de Racine n’ont rien perdu de la mélodie de leur charme suranné, malgré le parasitage des klaxons, cris et autres vociférations cocardières qui fêtaient, en même temps, ce dimanche 15 juillet, la victoire du onze tricolore.
De Dingen die voorbijgaan : les choses qui nous dépassent
Avec ses compères Jolly et Rau, Ivo van Hove fut le troisième larron du tiercé gagnant de cette année. Entre mythe et fait divers, il raconta, montra, fit comprendre les secrets de famille. Dans le roman quasi symboliste de l’auteur flamand Louis Couperus qu’il donna à voir, la chaleur moite d’un Tennessee Williams sudiste se délita dans les brumes et crachats noirs d’une Flandre dont la mélancolie n’arriva pas, au fil des générations perdues, à fuir vers le soleil de l’Italie.
Mais l’aïeule qui tua le père des ses enfants ne fut pas Clytemnestre et aucune transcendance ne vint ici donner sens à une culpabilité qui fit s’écrier un des rejetons que les parents ne transmettaient rien d’autre à leur descendance que leurs péchés. Et là où Chloé Dabert s’est joué de l’espace du Cloître des Célestins, Ivo van Hove sait jouer de l’espace de la Cour du Lycée Saint-Joseph. Tout de noir vêtus, les acteurs, tous magnifiques, jouaient et (se) regardaient jouer sous l’œil d’un immense miroir, balayés vers la fin par une neige plus noire encore que les tableaux du peintre Spilliaert, dont van Hove dit s’être inspiré pour son décor, plus grinçante aussi que les masques d’un Ensor que rappelèrent les visages peinturlurés sur les vitres latéraux de la scène.
Mama : au théâtre avant-hier soir
À travers une toute autre figure de mère, Ahmed el Attar nous livra une acerbe chronique de la condition féminine dans la société arabe. Sévère avec sa fille et ses domestiques, soumise à son mari et à son fils, Hend, la mère, s’est installée sans résistance mais non sans complaisance dans la cage dorée d’un salon de grande bourgeoise du Caire. Avec leur solide métier et leur bonne connaissance du théâtre de l’avant-dernier siècle, acteurs et metteurs en scène nous ont fait passer un agréable moment. Mais que vient faire un tel spectacle dans le In du festival ?
Ahmed revient (malheureusement)
Bien dans l’esprit contrebandier, le festival, tous les ans, propose désormais un spectacle itinérant qui fait découvrir des endroits différents, parfois insolites, parfois bucoliques, parfois oppressants qui sont tantôt des villages isolés, tantôt des prisons, tantôt encore des hôpitaux. Avec la complicité d’Alain Badiou, autoproclamé philosophe français vivant le plus lu, Didier Galas, comédien, clown, danseur, remit le masque d’Ahmed, sorte d’Arlequin contemporain qui fustige la droite mal pensante par nature, la gauche bien pensante par égarement, l’homophobie, l’islamophobie mais pas (simple oubli ?) l’antisémitisme. Mais n’est pas Pierre Desproges qui veut : après les jeux de mots téléphonés, les gestes surjoués et les « lacaneries » d’un autre âge nous fûmes bien contents de retrouver les terrasses du joli village de Vacqueiras.
Canons et fugues
Le spectacle nous parût aussi long que son titre : Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète. Gurshad Shaheman fit chanter et déclamer à une vingtaine d’élève-comédiens les récits d’exilés maghrébins, victime dans leur pays de violences à cause de leurs orientations sexuelles. Ce fut beau, ce fut émouvant, mais comme cela manqua de dramaturgie, l’ennui finit par s’installer et c’est ainsi que ces fugues devant les canons furent aussi un canon et fugue auquel manqua cruellement un Jean Sébastien Bach.
May he rise and smell the fragrance
On l’aura compris, si l’Afrique subsaharienne fut à l’honneur l’année dernière, l’édition 2018 fit la part belle aux troupes du Moyen-Orient, actualité oblige. Réfugiés de la politique et de l’économie, de la raison et du sexe, ils auraient tous pu se retrouver dans ce beau et bref spectacle du chorégraphe libanais Ali Chahrour, sorte de kaddish arabe joué, chanté, dansé et prié pour consoler du chagrin de la perte. Perte d’un être cher, perte de la patrie, perte du ou plutôt des mondes d’hier.
Et la boucle est bouclée : de l’antique Mésopotamie à l’actuel Liban, des Consolations de Sénèque aux désolations des réfugiés arabes, le festival 2018 s’est essayé à métamorphoser les tragédies d’aujourd’hui en mythes de demain. Est-ce un hasard alors si les Européens, avec les moyens d’aujourd’hui, ont souvent fait appel à leurs classiques, alors que les invités du Moyen-Orient, avec les moyens d’hier, aux auteurs d’aujourd’hui ? Une heureuse distance pour les uns, une cruelle immédiateté pour les autres ?