En fait, le terme n’était qu’un lapsus de Martin Engler, lors de son discours d’ouverture exagérément pompeux, samedi 16 juin, pour lancer la soirée Monolabo 2018 du Fundamental Monodrama Festival : « Chers amis, comme vous le savez, cette soirée Monolaber est toujours un marathon très exigeant… » Rires dans la salle. Or, le verbe « labern » en allemand veut dire « palabrer », ce qui est extrêmement important au Niger, dont nous vient chaque année Oumarou Aboubacari Bétodji dit Béto, jeune acteur plein d’ambitions qui est en train d’ériger, avec l’aide de l’asbl Fundamental, le Centre Alfred Dogbé à Niamey. Il s’agit d’un centre culturel avec salles de répétitions et pour workshops, salle de spectacle et… des « arbres à palabres », essentiels dans la culture africaine, où toute la communauté se retrouve autour de ces arbres, pour discuter et échanger les nouvelles. On pourrait dire que la soirée Monolabo/Monolaber est aussi un espace de palabre et d’expérimentations très libre de la scène théâtrale locale : c’est celle qui attire traditionnellement le plus de public lors du festival – les salles étaient pleines – et comme plusieurs spectacles s’enchaînent, une véritable atmosphère festivalière y naît, avec discussions autour d’un verre, plats de pâtes pour les affamés et longues pauses cigarette devant la porte. Samedi, on y était durant presque quatre heures, avec cinq spectacles de maximum quarante minutes chacun et autant de pauses.
Martin Engler, valeur sûre, ouvrait donc le bal avec Die Donau Resonanz, version scénique d’une émission de radio qu’il a réalisée pour le Deutschlandfunk/RBB (Rundfunk Berlin Brandenburg), Engler se faisant l’accompagnateur du projet Brückenschlag – Donauschöpfung de l’artiste autrichien Joachim Eckl. Dans ce projet, Eckl a suivi le Danube sur ses 3 000 kilomètres d’Ouest en Est, de la Forêt noire à la mer noire, pour dresser un portrait des populations qui le bordent, des différentes cultures, des enjeux du fleuve, de l’eau et de l’élargissement de l’Europe vers l’Est. L’émission de radio est constituée de multiples témoignages et de sons documentant à la fois les rencontres fortuites – un Écossais militant contre le Brexit à Bratislava et sortant sa cornemuse pour entonner un air folklorique, impayable – et le projet artistique. Eckl invita des riverains à puiser mille mètres cubes d’eau à 280 endroits du fleuve, organisa des discussions et activités autour de ces containers d’eau, avant de la verser à nouveau dans le fleuve. Pour Engler, la bête de scène, tout est toujours prétexte à de multiples excursions théoriques, poétiques ou chaotiques, dans des considérations personnelles ou politiques et c’est réjouissant (ah, les explications sur l’art brut ou des blagues comme « da werden Geschöpfe zu Schöpfern »…) Au fond de la scène, Ablassé, musicien nigérien venu au Luxembourg avec Béto, improvise une bande-son à la guitare, alors que défilent des images vidéo du fleuve sur l’écran derrière Engler. D’Waasser vum Liewen – l’eau de la vie dit la publicité d’une eau luxembourgeoise. Mais voilà Steve Karier qui débarque avec son sifflet, « time’s up », « ah, ah, se réjouit
Engler, j’en suis quand-même arrivé à la moitié de ce que j’avais prévu… »
Changement de salle pour Dans le silence des ondes de Béto, qui se fait accompagner par l’extraordinaire musicien Ablassé à la guitare. Cela fait plusieurs années que Béto vient, et à chaque fois, son théâtre s’affine, mêlant ce genre très africain de raconter une histoire en métaphores et paraboles à des images scéniques de plus en plus abstraites, donc universelles. Dans cette pièce, Béto et Ablassé racontent leur Afrique si riche par ses ressources naturelles, mais dont la population meurt soit de faim, soit lors de son périple vers l’Europe. « Vous nous accueillez avec des barbelés quand nous voulons vous serrer la pince », s’offusque Béto. « Nous sommes les riches pauvres de la planètes… Nous avons tout, mais nous ne possédons rien… Nous n’avons rien, mais nous sommes jeunes et nombreux ». Ou : « Nous sommes l’aurore de vos crépuscules fatigués ». En de nombreuses saynètes, Béto narre les traversées du désert et de la Méditerranée, les rituels en l’honneur des ancêtres, l’islam de plus en plus radical de ses anciens copains d’école et on a ainsi une rare opportunité d’avoir une impression réelle de la migration africaine vue de là-bas, racontée au Luxembourg, au moment même où l’Aquarius et ses plus de 600 rescapés étaient en route vers Valence en Espagne, aucun autre pays européen n’ayant voulu les accueillir. « Nous n’avons que le choix entre crever ici et crever là-bas », dira Béto.
Après une telle prestation, artistiquement et intellectuellement exigeante, difficile pour les trois jeunes hommes luxembourgeois qui allaient suivre d’être à la hauteur. Fränz Hausemer, dont le documentaire Schwaarze Mann – Un noir parmi nous (Samsa) vient de sortir en salle, ne tente même pas le coup. Il ne propose pas de prestation théâtrale, mais une simple lecture scénique, qui prolonge en quelque sorte le film. Si Schwaarze Mann retrace la vie de Jacques Leurs, « le premier Noir luxembourgeois », la lecture Bwana au pays des merveilles en offrait en quelque sorte le prologue, Hausemer y lisant des extraits des lettres que Charles Leurs envoya à sa famille lors de son voyage vers l’Afrique et la découverte du continent noir et de sa population, en 1905 et 1906. Charles était Luxembourgeois, blanc, et employé d’une société d’exploitation de caoutchouc au Congo belge ; dans le film, on apprend que Jacques était l’enfant de Charles Leurs avec une domestique noire et que le père ne l’avait plus jamais revu après l’avoir envoyé vivre au Luxembourg avec ses grands-parents. La lecture toutefois n’en dit rien, Hausemer ayant fait le choix de documenter surtout l’incroyable racisme des colons. Claude Faber quant à lui incarna Eric Moes, un employé lambda dans une grande société, qui se fait broyer par le système. Le texte de Beginner ?! est d’Olivier Garofalo et pâtit de cette impression que l’auteur ne connaît guère la violence et l’absurdité du monde du travail d’aujourd’hui. Finale flamboyant ensuite avec Max Thommes en son alter ego Das Radial, qui, accompagné par le musicien électro Daniel Stammet, livra une interprétation aussi rapide qu’époustouflante (dans tous les sens du terme) du Naked lunch de William S. Burroughs.