Le poète la veut oublieuse, mais savons-nous vraiment ce que c’est, défaut ou qualité, ce qui nous ampute d’une part de nous-mêmes, ou ce qui nous en allège, rend plus aptes à survivre, à vivre. Citons encore Jules Supervielle : « Mémoire, sœur obscure et que je vois de face/ Autant que le permet une image qui passe… » Les images que nous propose le peintre belge Ronny Delrue, dans son exposition à la Krome Gallery, font plus que passer, elles s’impriment pour de bon sur la rétine et nous font faire face d’autant plus obstinément avec la sœur obscure. Et disons-le de suite, il ne va pas des peintures de Ronny Delrue comme de ces documents, passeports périmés par exemple, qui sont perforés pour en accentuer la non-validité. Les trous, ici, sont les marques d’un passé ciblé, criblé, que l’art donc à la fois met en relief et en question.
Sur d’autres œuvres dans l’exposition, des photographies, des visages se trouvent noircis, façon aussi de les effacer. En cela, si l’on veut, la manière de Ronny Delrue est plus directe, plus radicale, que les Übermalungen d’un Arnulf Rainer, son dessein est autre. Il reste comme un grand respect du passé, et il semble toujours planer comme un regret, qu’il en est ainsi, que les choses passent. Constatation analogue pour tels récipients en verre qui sont vides, landscapes without saints, comme l’est le nichoir accroché bien haut, plus d’image sacrée, plus d’oiseau, rien qu’un rai de lumière.
Et, de nouveau, l’ambiguïté est là : Ronny Delrue attire notre attention sur le passé, sur ce qu’il en reste dans la mémoire, en même temps, il nous confronte avec leur évanescence, leur imperfection. Parfaite dialectique entre présence et absence, les images nous sont données, livrées, elles gardent une part de secret, de mystère. Cela vaut bien sûr pour ce qui pourrait avoir un caractère plus privé, plus intime, dès l’abord, mais ce n’est pas moins vrai ailleurs.
Personnages célèbres ou non, inconnus, on ne sait trop, et il importe peu. Même si dans tel cas le cadre fait qu’on dirait le portrait enlevé de sa place dans le salon familial ; et ailleurs, les photographies semblent carrément sorties d’un album. Au contraire, toute une série de polaroïds, photos de petit format, se rattache à l’histoire de l’art, du moins indirectement, avec Zundert, Van Gogh, l’église du lieu. Ces photos-là vivent de même une sorte d’appropriation, quelque chose pour le moins les rappelle à la vie, une vie plus intense.
Que le sujet de Ronny Delrue soit très largement le temps, tout s’en va, et veut être retenu, demande à l’être, ne fait pas de doute non plus quand notre regard passe, lui aussi, devant la dizaine de dessins, diary notes justement, autant d’instantanés, peut-être autant d’amorces d’une histoire qui n’aura jamais lieu. Points incertains du passé, pour un avenir improbable, impossible.
Il arrive que les taches coloriées (à la place des trous) sur les visages de telles peintures donnent aux personnages un air tant soit peu clownesque. En tout cas, ce qui disparaît en premier, c’est l’individualité. Et de même dans un paysage, c’est le flou qui reste, comme ce qu’on voit d’un train qui file à toute vitesse. Au bout de la préoccupation de Ronny Delrue, peut-être nous arrêtons-nous à telle toile, entièrement abstraite, comme une fenêtre voire un tableau sur un chevalet. Ce que le peintre devine, découvre et transmet de l’autre côté du miroir, ou simplement des trous. Ces grands trous bleus que Mallarmé voit faire méchamment aux oiseaux pour railler le pauvre poète ou artiste hanté par l’azur, ou relativement au temps, l’éternité.