Elle était venue « tirer le ciel » au Casino en 2009. À cette occasion, elle avait demandé à des tireurs professionnels de décharger leurs munitions sur un support circulaire. Le résultat formait une sorte de voûte céleste qui ne manquait pas de poésie. Aude Moreau revient au Casino Luxembourg ponctuer le tour des institutions partenaires de sa dernière exposition. Produite par la galerie de l’UQAM de Montréal, celle-ci voyage en effet depuis 2015 entre ladite galerie québécoise, le centre culturel canadien de Paris, The Power Plant de Toronto et, last but not least, le Casino Luxembourg.
Avec Nuit politique, Aude Moreau propose cette fois-ci un voyage dans la ville nord-américaine. Depuis 2008, l’artiste travaille sur quatre projets autour de mégapoles d’Amérique du Nord : Montréal, Los Angeles, Manhattan et Toronto. Un seul a été réalisé. Chaque ville est représentée par ses gratte-ciels, nec plus ultra architectural que la nuit rend encore plus spectaculaire. En inscrivant des messages lumineux sur ces totems urbains grâce à une sélection de fenêtres éclairées ou non, Aude Moreau leur confère une dimension nouvelle, celle de supports médiatiques.
« Sortir » est le premier de ces messages sibyllins lancés par l’artiste. C’était en 2010, à Montréal, lors des « nuits blanches » incitant précisément les gens à sortir. Les dix derniers étages de la Tour de la Bourse arboraient ainsi une injonction pour le moins inhabituelle sur des façades habituellement opaques. Pour documenter son travail, l’artiste filmait depuis un hélicoptère en tournant autour du gratte-ciel. Ces traces qu’elle a patiemment regroupées – vidéos, maquettes, et photographies de repérage – autour des performances que sont ces illuminations éphémères, constituent le gros œuvre de l’exposition.
Il y a bien sûr un respect esthétique de ces grands parallélépipèdes. C’est qu’Aude Moreau, artiste française résidant à Montréal depuis de longues années est aussi une fervente admiratrice du travail de Mies van der Rohe. L’artiste offre une visibilité nouvelle à ces bâtiments si imposants qu’on ne les regarde presque plus. Le pan final de l’exposition du Casino consiste d’ailleurs en un projet à réaliser à Toronto qui rend hommage à l’architecte issu du Bauhaus. Sur les cinq tours du « Dominion Centre » commencé en 1967, le projet Less is more reprend l’un des deux aphorismes les plus fréquemment attribués à Mies van der Rohe (avec « God is in the details »). Aude Moreau a l’intention de reprendre la citation en lui rajoutant… une chute. Celui qui parviendra à appréhender l’intégralité du message lumineux – chose qui au vu de l’immensité du complexe risque de ne pas être aisée – pourra ainsi lire « less is more or less ». Ou comment lancer une réflexion sur la superficialité des contenus selon la multiplication des points de vue. Bang !
Impossible de passer à côté de la dimension politique telle qu’annoncée dans le titre même de l’exposition. Ces tours représentent tant de choses : les affaires, le business, le travail anonyme de milliers de fourmis consciencieusement rangées dans ces hautes fourmilières bien organisées. Sans oublier le 11 septembre 2001 et le choc émotionnel qu’il représente… Oui, la tour est éminemment politique.
Si Los Angeles est un projet qui n’a pas abouti – contrairement à ce que les images nous font croire – il est paradoxalement le plus abouti. On les voit bien pourtant ces fenêtres illuminées qui forment le message « The End » sur deux tours jumelles. Comme à Montréal, Aude Moreau a filmé du ciel les deux gratte-ciels avec soin, cette fois-ci dans un lent traveling arrière. Mais la cité des anges est aussi la Mecque du cinéma, l’art de l’illusion par excellence. Faute de pouvoir convaincre les propriétaires et les locataires concernés par son projet d’illumination, c’est avec les codes de la post-production qu’a joué l’artiste, le sujet s’y prêtait. La vidéo The End in the Background of Hollywood est à lire par le biais de tout le travail préliminaire, puis celui qui a succédé à sa production. C’est cette documentation qui fait de Los Angeles le plus fascinant des corpus présentés. Aude Moreau nous emmène avec elle d’emblée dès le début de l’exposition, sur fond sonore d’hélicoptère, en nous présentant son Hollywood crépusculaire par le biais de tirages grand format revisitant à sa sauce les clichés (les étoiles de stars, les lettres Hollywood, et même le sempiternel hélicoptère de la LAPD qui survole la ville à toute heure…). Puis c’est la nuit noire. L’artiste nous plante devant une vidéo en plan fixe des premiers étages de ces tours qui la fascinent tellement (Inside). L’activité est réduite mais elle ne cesse pas. Quelques silhouettes fantomatiques s’agitent encore après les heures et on se surprend à les espionner. Voilà donc comment c’est à l’intérieur ?
Soudain un grand tirage trop romantique pour être vrai. On les voit si bien les étoiles à LA ? Nenni. Ce sont les avions qui se mettent en ligne en attendant leur ordre d’atterrissage. Pour Los Angeles, Aude Moreau a particulièrement soigné la bande son, cinéma oblige. Elle a travaillé avec un artiste sonore pour donner une envergure supplémentaire aux images. Celui-ci a créé cette ambiance hypnotique à partir de différents génériques de fin qu’il a savamment mixés. Emballée, Aude Moreau s’est inspirée de cette façon de faire pour les petites œuvres cachées derrière le grand écran (un visiteur averti en vaut deux !). Une œuvre sonore et une œuvre visuelle montées de façon semblables constituées toutes les deux en superposant de manière à les rendre presqu’inintelligibles les dernières images et les dernières notes de fins de films.
Enfin, Manhattan reste à faire. Très certainement le plus politiquement correct et le plus policé de tous les projets. La maquette à elle-seule est une carte postale magnifique. La « green line » qui traverse la skyline de NY à très exactement 65 mètres de hauteur symbolise le niveau qu’atteindrait l’océan après la fonte des glaces. Reste encore à convaincre tous les occupants de toutes ces tours, ce qui n’est pas une mince affaire.
Bilan ? Exit la figure humaine. Pas d’hommes ni de femmes exception faits de quelques ombres chinoises. Où se situe l’individu ? Il est effacé, écrasé par ce qu’il a lui-même généré. Les mégapoles, la pollution, la montée des eaux… Aude Moreau semble ne pas vouloir lui pardonner, pas suffisamment pour le réhabiliter en tous cas. Seul son contexte urbain, et le paroxysme de celui-ci qu’est la tour, l’intéressent. En attendant le projet Kirchberg…