Les difficultés récurrentes de la Deutsche Bank, d’autant plus inquiétantes que, selon le FMI, les liens entre cet établissement et les plus grandes banques de la planète représentent le principal facteur de risque pour le système financier mondial, ont fait oublier que c’est le secteur bancaire allemand dans son ensemble qui est fragilisé : ainsi la Commerzbank, qui, comme sa concurrente n’a réussi que de justesse les derniers stress tests publiés en juillet par l’Autorité Bancaire Européenne, a annoncé une réduction de près de quinze pour cent de son effectif d’ici à 2020 et une restructuration coûtant 1,1 milliard d’euros.
Parmi les solutions envisagées pour sortir du pétrin, et compte tenu de ce que, depuis le 1er janvier, les États européens ne peuvent plus aider directement leurs banques, la Deutsche Bank et la Commerzbank ont entamé il y a trois mois des contacts, qualifiés de « flirt d’été » par la presse allemande, en vue d’un possible rapprochement. Une perspective qui semble s’éloigner car la fusion de deux banques aussi mal en point serait stratégiquement peu pertinente, et la taille du nouveau groupe aggraverait encore le risque systémique. Or le secteur bancaire allemand n’échappera pas à une consolidation, c’est-à-dire à un processus de concentration, suivant l’opinion de Martin Zielke, CEO de la Commerzbank pour qui « il y a tout simplement trop de banques en Allemagne ».
La grande nouveauté vient de ce que cette position est désormais partagée par le BCE, pour qui la nécessité d’une consolidation existe aussi dans plusieurs autres pays. C’est le sens de la déclaration de Mario Draghi, le 21 septembre. À nouveau interrogé sur la pertinence de la politique monétaire de la BCE, il a écarté l’argument selon lequel des taux d’intérêt négatifs seraient la principale explication de la dégradation préoccupante de la rentabilité des banques. Pour lui il existe des « surcapacités dans certains secteurs bancaires nationaux » ce qui occasionne des coûts élevés, avec des coefficients d’exploitation (cost income ratios) d’autant plus médiocres que « l’intensité de la concurrence exacerbe les pressions sur les marges ». En clair, il y a trop de banques en Europe et il serait sans doute opportun d’en réduire le nombre, au moins dans certains pays. Les régulateurs nationaux sont sur la même ligne, Jens Weidmann, président de la Bundesbank ayant déclaré de son côté que « la consolidation présenterait des avantages sur quelques marchés», mais sans citer lesquels.
Les chiffres montrent sans ambigüité que le système bancaire européen est très fragmenté et que, de plus, il fonctionne principalement dans un cadre domestique. C’est une des raisons majeures de sa fragilité et aussi un obstacle à une meilleure efficacité de la politique monétaire de la BCE. En dépit d’une diminution de près de vingt pour cent au cours des cinq dernières années, le nombre des banques reste élevé en Europe. Au sein de la zone euro on compte en effet 5200 « institutions de crédit ». Dans l’UE à 28, il en existe près de 6 800 !
La densité bancaire est très variable d’un pays à l’autre. Au sein de la zone euro, où la moyenne est d’une banque pour 60 000 habitants, et en mettant à part les cas particuliers de l’Irlande et du Luxembourg, elle est très élevée en Autriche et en Finlande (une banque pour moins de 20 000 habitants), assez élevée dans les pays baltes et en Allemagne (une pour 45 à 50 000), moyenne en France, en Belgique et en Italie (une pour 90 à 135 000) et très faible en Espagne et en Grèce (une banque pour 200 à 275 000) deux pays où la crise financière a provoqué un mouvement de concentration sans précédent.
Autre élément illustrant « l’atomisation » du secteur : dans un grand nombre de pays d’Europe, la part de marché (exprimée en pourcentage du total des bilans) des cinq premières banques est inférieure à 35 pour cent. C’est le cas en Allemagne, en Autriche et au Royaume-Uni. En Italie elle n’est que de 41 pour cent et atteint seulement 47 pour cent en France. Une surcapacité qui handicape doublement les banques car la concurrence qui en résulte pèse sur les prix des produits et des services et rend plus difficile la répercussion des coûts sur les clients. De fait en Allemagne, pays très marqué par le phénomène (près de 1 800 banques dont les cinq premières ne contrôlent que trente pour cent des actifs) le coefficient d’exploitation est en moyenne de 73 pour cent contre 64 pour cent dans le reste de la zone euro selon Moody’s.
Les banques européennes sont également très focalisées sur leurs marchés domestiques, bien que la pénétration des acteurs étrangers soit très variable d’un pays à l’autre : considérable au Luxembourg, en Estonie et en Slovaquie (plus 90 pour cent des actifs bancaires sont contrôlés par des acteurs étrangers) elle est aussi importante en Belgique et en Finlande (les deux tiers). Mais dans les cinq principaux marchés continentaux, les actifs bancaires sont très majoritairement contrôlés par des acteurs locaux, les institutions étrangères pesant moins de dix pour cent en France, en Espagne et aux Pays-Bas et douze à treize pour cent en Italie et en Allemagne.
Une conséquence de la fragmentation du secteur bancaire et de sa « préférence nationale » est que les banques européennes sont de taille réduite par rapport à leur homologues américaines : la capitalisation cumulée des cinq plus grosses de la zone euro (Santander, BNPP, ING, Intesa San Paolo et BBVA) est à peine équivalente à celle de JP Morgan Chase, première banque américaine.
Pour la BCE et les régulateurs nationaux, la bienveillance actuelle envers un mouvement de consolidation est un vrai revirement (lire encadré), à un moment où les fusions bancaires ne sont pourtant plus dans l’air du temps chez les professionnels. Un banquier français interrogé par le quotidien économique Les Échos a parlé à leur sujet de « fausse bonne idée » : selon lui elles « permettraient de gagner du temps » car les synergies dégagées donneraient un peu d’air en termes de rentabilité, mais le répit serait de courte durée, les vraies questions, mises à jour par la baisse des taux, ne pouvant pas être longtemps écartées. « Une fusion ne résout pas le problème de positionnement » a-t-il ainsi déclaré.
Mais le vrai challenge pour la BCE est que, tout en encourageant les rapprochements, elle n’entend pas déclencher une course à la taille. Son objectif est avant tout la création de « banques européennes » susceptibles de permettre une « meilleure circulation de l’épargne » sans être forcément de très grande taille. Il existe déjà aujourd’hui de nombreuses banques présentes sur plusieurs marchés européens, où elles exercent la même activité de détail que dans leur pays d’origine. C’est le cas par exemple de la britannique HSBC, de la néerlandaise ING, de l’espagnole Santander, de la Deutsche Bank, de l’italienne UniCredit et de la française BNP Paribas : cette dernière est notamment présente au Luxembourg (BGL BNPP), en Belgique (BNPP Fortis) et en Italie (BNL).
Mais les filiales à l’étranger, de taille modeste par rapport à celle de la maison-mère, fonctionnent de manière autonome, d’autant plus qu’il s’agit pour la plupart de banques locales qui ont été rachetées au fil du temps pour les raisons les plus diverses. Dans leur activité d’intermédiation bancaire, elles constituent des « silos financiers » ce qui signifie que les crédits accordés aux ménages et aux entreprises s’appuient sur des dépôts collectés localement. Pour reprendre l’exemple de BNP Paribas, l’épargne des ménages belges ne sera pas canalisée vers des concours à des entreprises italiennes. Or pour la BCE il est nécessaire que l’épargne privée de chaque pays puisse être davantage investie dans les autres pays de la zone euro. Les structures et le fonctionnement du secteur bancaire européen doivent permettre un transfert des capitaux entre pays « créditeurs » (à forte capacité d’épargne) et pays « débiteurs » (à besoin de financement).
Un des moyens d’y parvenir serait la constitution d’ensembles transfrontaliers assurant mieux qu’aujourd’hui cette mission de « fluidification ». Le britannique John Cryan, président du directoire de la Deutsche Bank, a déclaré mi-septembre, en pensant peut-être à son propre cas, qu’il « faut plus de fusions dans le secteur bancaire en Europe pour qu’il puisse être plus rentable », se prononçant pour des opérations « au niveau national mais également par delà les frontières ».
Reste à savoir, entre autres questions-clés, quels sont les établissements qui pourraient participer à des rapprochements dont le cadre serait nécessairement bilatéral, au moins au début. Des officiels allemands ont fait savoir que, si elles souhaitaient participer à la consolidation du secteur bancaire local, les banques françaises seraient les bienvenues. Mais ces dernières, pourtant peu présentes sur ce marché et à l’affût d’opportunités, ne sont pas chaudes et les investisseurs institutionnels non plus, même s’ils reconnaissent que l’acquisition d’une banque allemande disposant d’un réseau d’agences permettrait de profiter du potentiel du marché dans différents métiers (crédit aux entreprises et aux ménages, banque d’investissement etc).
Mais en dehors des aspects sociaux et culturels classiques en matière de fusions transnationales il serait certainement inopportun pour des Français de racheter des établissements allemands en pleine restructuration et pour certains encore en contentieux avec la justice américaine.
D’autre part la BCE veille toujours au grain et retoquerait à coup sûr la création d’un groupe transnational dont le bilan dépasserait le montant du PIB français ou même celui du PIB allemand. Elle cherche plutôt à encourager des concentrations plus modestes, toujours dans le but principal de faciliter la circulation des capitaux entre les pays. Mais on ne voit guère à ce jour autour de quelles banques et dans quels pays cette ambition pourrait se concrétiser.