Quand Matteo Renzi parle de réformes, il entend surtout la révision de la Constitution et la nouvelle loi électorale, et moins le redressement des conditions économiques, sociales et fiscales du pays. Bien que diverses réformes structurelles de l’économie et des comptes publics aient été réalisées, notamment en matière de droit du travail, elles restent largement insuffisantes et sont parfois contradictoires, comme l’abolition de la taxe foncière sur la maison d’habitation deux ans après sa réintroduction par le gouvernement Monti pour sauver le pays du risque de default ; la Commission européenne a essayé en vain de dissuader Renzi et son ministre des Finances Pier Carlo Padoan d’adopter une mesure jugée contraire aux promesses d’assainissement des finances publiques et sans effet sur la compétitivité du pays. Au bout du compte peu a été fait pour stimuler l’investissement, trop en faveur de la demande. Celle-ci a en effet le droit de vote.
Dans l’autre domaine, Renzi et sa ministre des Réformes constitutionnelles, Maria Elena Boschi, peuvent se vanter de résultats plus concrets. Après la nouvelle loi électorale pour la Chambre des députés approuvée en 2015, cette année le Parlement a voté, à la majorité simple, une réforme constitutionnelle d’envergure qui sera soumise le 4 décembre à un référendum. Organisé sur initiative de la majorité gouvernementale, la consultation populaire sera de type plébiscitaire. Comme si c’était pour souligner cette logique, Renzi a menacé d’abord qu’il ferait dépendre le sort de son gouvernement et sa carrière politique du succès du référendum. Depuis que de mois en mois les sondages prévoient une victoire toujours plus probable du non, il a changé d’avis et insiste maintenant, en affichant la même conviction, sur l’indépendance des réformes par rapport aux responsabilités de son exécutif et à la durée de la législature (qui termine en 2018).
L’autre défi institutionnel du gouvernement est le sort de la nouvelle loi électorale approuvée en mai 2015, mais applicable à partir du 1er juillet 2016 seulement, afin qu’il ne vienne à l’esprit de personne de provoquer des élections anticipées avant ce délai jugé nécessaire pour faire approuver également la révision de la Constitution avec un nouveau Sénat qui ne sera plus élu directement. Entretemps, une rafale de recours individuels s’est abattue sur la nouvelle loi, et plusieurs tribunaux ordinaires ont renvoyé des questions préjudicielles de conformité devant la Cour constitutionnelle. La tension créée par le plébiscite constitutionnel qui divise le pays, par les recours judiciaires concertés contre la loi électorale et par la position flottante du gouvernement qui vient de déclarer qu’il est prêt à remettre en discussion la question électorale (en sous-entendant : pourvu qu’on approuve la réforme constitutionnelle), envenime le débat public où les antagonistes s’accusent réciproquement d’immobilisme et de dérive autoritaire.
Renzi ne manque aucune occasion pour rappeler à l’opinion publique que les gouvernements étrangers amis et les autorités européennes comptent sur la capacité de son exécutif de réaliser les réformes annoncées, sans distinguer entre les réformes tant attendues du système économique et des finances publiques et les réformes institutionnelles présentées comme une condition de celles-là. Les coopératives agricoles, le syndicat des patrons, les analystes financiers, certaines agences de rating et l’ambassadeur américain à Rome appuient le projet du gouvernement, alors que de nombreuses associations et comités ad hoc, toute l’opposition, les partis à gauche et les factions minoritaires au sein du Parti Démocratique, le mouvement de Beppe Grillo, la Lega Nord de Matteo Salvini et presque toute la droite ex-berlusconienne combattent, pour des motifs souvent antinomiques, tant la réforme constitutionnelle que la loi électorale, certains après les avoir initialement soutenues.
La révision de la Constitution apporte pourtant plusieurs améliorations largement acceptées. La réforme du titre V (qui traite du rapport entre l’État et les collectivités locales, notamment les régions) rétablit, après une révision désastreuse en 1999, le pouvoir suprême de l’État dans de nombreux domaines, chaque fois que l’intérêt national est en jeu. L’abandon du bicamérisme parfait implique la suppression de la plupart des compétences législatives ordinaires du Sénat, notamment en matière de vote de confiance au gouvernement, mais maintient ses compétences constitutionnelles, internationales et européennes. Le principe de ces mesures n’est guère contesté, même si d’aucuns en critiquent la formulation inutilement compliquée ainsi que les compétences insensées du Sénat en matière de traités et de législation européenne, et réclament soit une deuxième chambre vraiment fédérale (selon le modèle allemand) soit la suppression pure et simple du Sénat. La nouvelle loi électorale présente elle aussi des traits positifs qu’une large majorité du pays pourrait accepter : le vote de liste prévoit que, si aucune liste n’obtient au niveau national au moins quarante pour cent des suffrages au premier tour, un scrutin de ballottage tranchera entre les deux listes les plus mieux placées ; la liste qui atteint quarante pour cent dès le premier tour se verrait attribuer en revanche 54 pour cent des sièges. À part la combinaison inutilement rigide d’un système à la fois majoritaire et de liste et l’interdiction obstinée des coalitions de listes entre les deux tours, la solution choisie n’a, somme toute, rien d’aberrant.
Comment expliquer alors la lutte acharnée de tant de détracteurs de tous bords contre la double réforme Renzi-Boschi ? Derrière les positions pas toujours cohérentes des opposants et les critiques plus techniques des constitutionnalistes l’idée forte est la même : dans le but légitime, qui n’est pas forcément partagé par tous, de renforcer le pouvoir exécutif, les promoteurs de la réforme n’ont pas hésité à recourir à la manipulation et à la tricherie mettant en péril les principes mêmes de la Constitution. Leur projet respecte en apparence la première partie de la Constitution relative aux principes fondamentaux et aux droits politiques, mais en viole l’esprit et, indirectement à travers la loi électorale, aussi le texte. Sous prétexte de renforcer l’exécutif et de favoriser des majorités stables, la double réforme s’appuie sur un système électoral qui viole les droits des électeurs et des candidats et asservit les députés au pouvoir personnel des chefs de file en lutte pour le pouvoir.
En abolissant le bicamérisme parfait, la Chambre des députés devient, en principe, l’autorité législative exclusive en matière ordinaire. Or, la nouvelle loi électorale en fait davantage une caisse de résonance du parti au pouvoir qu’un véritable parlement appelé à appuyer, contrôler et, si c’est nécessaire, contredire et renverser le gouvernement. La loi électorale, baptisée Italicum, est selon Renzi un modèle qui ne manquera pas d’être copié dans de nombreux autres pays ; en fait ce n’est qu’une version plus raffinée de la loi précédente, votée en 2005 pour empêcher Romano Prodi et sa formation, l’Ulivo, donnés comme probables vainqueurs aux élections de 2006, de pouvoir compter sur une majorité solide. La loi électorale de 2005, appelée par le ministre des réformes de l’époque, Maurizio Calderoli, une « porcherie », appellatif latinisé ensuite en Porcellum, a été déclarée tardivement, après trois élections législatives (en 2006, 2008 et 2013), inconstitutionnelle, donc caduque.
Suite à un revirement jurisprudentiel, la Cour constitutionnelle a retenu que le domaine électoral, base de la démocratie, ne saurait se soustraire pour des raisons techniques de recevabilité au contrôle de conformité. C’est cette sentence 1/2014 qui dès l’approbation de l’Italicum et avant son applicabilité a provoqué les nombreux recours individuels et alimenté l’espoir de ceux qui estiment que pour des raisons de cohérence les juges invalideront également la nouvelle loi1. Le motif de la Cour pour annuler le Porcellum était double2 : D’un côté les juges retenaient qu’une prime de majorité qui permet à la liste arrivée en tête de s’adjuger la majorité des sièges indépendamment du pourcentage de votes obtenus, est contraire au principe fondamental d’égalité politique ; d’un autre côté, la Cour retenait que les listes bloquées utilisées dans de grandes circonscriptions ne permettent pas aux électeurs de connaitre effectivement tous les candidats et empêchent sans raison valable les citoyens de choisir eux-mêmes les candidats qu’ils préfèrent.
L’Italicum reprend les principes du Porcellum tout en contournant, grâce à un remarquable travail d’ingénierie électorale, les vices relevés par les juges. La loi maintient un système majoritaire de liste à répartition nationale, l’indication obligatoire du candidat à la présidence du conseil sur les bulletins de vote et renforce la rigidité des listes par l’interdiction des coalitions entre les deux tours ; la seule concession est la prime de majorité devenue conditionnelle (il faut avoir quarante pour cent au premier tour pour avoir droit à 54 pour cent des sièges). Le reproche d’inconstitutionnalité plus grave est qu’une violation à peine masquée du droit de vote permet comme avant aux partis de nommer la plupart des députés: malgré la réintroduction du vote de préférence dans de petits collèges de trois à neuf sièges, pour chaque liste qui se voit attribuer un siège, est élu, indépendamment des préférences exprimées, le candidat tête-de-liste désigné par le parti. Comme le candidat tête-de-liste peut se présenter dans plusieurs collèges (jusqu’à un maximum de dix), ce sont les partis qui après la publication des résultats décident dans quel collège placer leurs préférés et choisissent ainsi la quasi-totalité des députés.
Les observateurs et les juges eux-mêmes mélangent facilement les deux stratagèmes l’un relatif à la prime de majorité, l’autre à la neutralisation des préférences individuelles, et ne distinguent pas toujours entre mesures utiles à la formation d’une majorité numérique et mesures destinées à renforcer le pouvoir de nomination des partis au détriment de la liberté des électeurs.
À ces critiques s’ajoute une fâcheuse conséquence pratique pour Renzi : suite à son irrésistible progression dans les sondages, le Movimento Cinque Stelle devance le Parti Démocratique dans les intentions de vote au premier tour (au moins jusqu’en août quand la crise au sein de la nouvelle administration communale à Rome a fait fléchir brusquement les opinions favorables au mouvement ; la situation semble cependant se redresser rapidement en faveur de Beppe Grillo suite à la convention annuelle du mouvement fin septembre à Palerme) ; dans l’hypothèse d’un ballottage le Movimento Cinque Stelle l’emporterait de toute façon facilement tant contre le Parti Démocratique que contre une liste de droite. Renzi a compris la leçon et n’est entretemps plus convaincu que sa loi électorale soit la bonne (pour lui) ; son Italicum risque de le faire perdre deux fois : avant de succomber aux prochaines élections législatives il pourrait perdre son pari du plébiscite constitutionnel. Pour cette raison il s’est déclaré prêt à rouvrir le débat sur la loi électorale avec l’opposition, qui cependant se méfie et préfère attendre le référendum.
La tentative de limiter la liberté de choix des électeurs et de conditionner la liberté des députés est reflétée aussi dans la réforme du Sénat, l’innovation la plus contestée de la révision constitutionnelle. Avec la réforme, le Sénat devient un organe hybride dont on ne sait plus quelle est exactement la fonction, garantir les citoyens (avec des sénateurs qui sont aussi conseillers régionaux) ou représenter les intérêts des collectivités locales (mais sans pouvoir discuter le budget national et la répartition des ressources). La définition des compétences du nouveau Sénat est extrêmement complexe, sa composition indéterminée ; l’élection indirecte fait le jeu des intérêts des partis au sein des conseils régionaux (qui ne sont pas tous élus suivant des procédures rigoureusement démocratiques). La mission des sénateurs devient incertaine et l’utilité du Sénat douteuse. La seule certitude est que les citoyens perdent le droit de choisir directement les sénateurs.
D’autres détails discutables de la réforme constitutionnelle sont moins critiqués : le nouveau texte introduit en matière de législation électorale la possibilité d’une saisine préventive de la Cour constitutionnelle par un quart des députés ou par un tiers des sénateurs, changeant ainsi le rôle de la Cour qui de juge risque de devenir agence de certification au service du pouvoir. La réforme introduit aussi de nouvelles règles en matière de consultation populaire qui, au lieu de repenser l’instrument de démocratie directe en élargissant les conditions d’initiative tout en posant des conditions de succès restrictives, font pratiquement l’inverse.
Si l’on ajoute enfin la circonstance non banale que la plus importante réforme constitutionnelle de l’histoire de l’Italie républicaine est adoptée, sur initiative du gouvernement, par un parlement « nommé » selon l’expression des détracteurs de la précédente loi électorale plutôt qu’élu en 2013 à travers une procédure déclarée inconstitutionnelle en 2014, on doit se demander si la légitimité des députés de changer la Constitution à la majorité simple ne fait pas défaut. Cette faiblesse de fond auquel le référendum devrait remédier subsiste bien que les juges suprêmes aient tenu à préciser que, malgré la nullité de la loi, les actes futurs du Parlement ne sont pas nuls (contrairement aux dispositions expresses de la Constitution), en évitant ainsi au Président de la République de l’époque de devoir prononcer immédiatement la dissolution. On comprend dès lors l’exaspération de ceux qui souhaitent une réforme de la Constitution qui mire à renforcer l’État central sans renier l’autonomie régionale, de renforcer l’exécutif sans toucher aux libertés des électeurs, des candidats et des députés et de renforcer la première chambre sans vassaliser la seconde. Toute innovation devrait être franche et directe, sans manipulations et sans violer le principe fondamental de la démocratie représentative qui veut que le choix des représentants appartienne aux citoyens.
Les prochains mois promettent un crescendo de tension : le 4 octobre la Cour aurait dû ouvrir en audience publique l’examen d’un premier renvoi préjudiciel contre l’Italicum, mais elle vient d’annoncer qu’elle suspend sa procédure, sans doute pour permettre aux électeurs de trancher d’abord sur la réforme constitutionnelle. Renzi s’en félicite, car il gagne du temps, et il insiste que les deux questions sont indépendantes. Si le verdict référendaire est négatif, l’Italie se retrouvera avec son système bicaméral parfaitement symétrique où les députés seront élus avec l’Italicum et les sénateurs selon un système proportionnel pur, avec préférences, tel qu’il a été défini (sans qu’on sache en vertu de quel pouvoir) par la Cour dans sa sentence d’annulation de 2014. Le rejet populaire de la nouvelle Constitution entraînera d’une façon ou d’une autre la censure de l’Italicum. Des verdicts populaires et judiciaires contre les deux projets du gouvernement risquent d’aggraver la crise politique, de déstabiliser l’exécutif et de rendre les réformes économiques et sociales plus difficiles, plus incertaines, plus lointaines. Dans l’hypothèse inverse d’un vote favorable lors du référendum, le gouvernement gagnera 18 mois qui toutefois ne suffiront guère pour réaliser les réformes qu’il n’a pas su faire depuis son entrée en fonction début 2014. La bataille contre l’Italicum continuera et les conflits se multiplieront ; la nouvelle Constitution sera incomplète (car il y manquera une procédure pour la désignation indirecte des sénateurs) et contestée par la moitié du pays ; la loi électorale, conçue pour assurer la continuité au pouvoir, mais désavouée par ses propres promoteurs, risque d’abord la censure judiciaire pour inconstitutionnalité et ensuite la censure populaire par référendum, à moins que le gouvernement ne trouve une majorité pour l’amender ; l’incertitude fomentera de nouveaux conflits au sein même de la majorité artificielle de liste et, dans les domaines de compétence bicamérale, entre deux majorités qui représenteront des intérêts différents. La réforme n’assurera pas l’objectif déclaré d’une action gouvernementale plus efficace et plus cohérente.
La catastrophe annoncée, montée de toute pièce par une classe politique incapable de se mettre d’accord sur les règles les plus importantes du jeu institutionnel, pèsera lourdement sur la capacité de l’Italie de respecter les paramètres fiscaux convenus au sein de l’Union européenne et de réaliser les réformes structurelles promises. Tant qu’il n’est pas combattu avec de vraies réformes, le déclin chronique de l’Italie risque à terme soit de contaminer lentement toute l’Europe soit de désintégrer définitivement l’Union. D’aucuns craignent que, sans la politique accommodante de la BCE, l’Italie, à commencer par ses banques suffoquant sous l’effet des crédits en souffrance qui représentent le triple de la moyenne européenne, ne s’écroule. Le volume des souffrances et des faillites n’est pas simplement le reflet d’une économie stagnante et de procédures inadéquates de réalisation des garanties, mais aussi le symptôme de tricheries et d’enrichissements occultes non efficacement combattus. Tôt ou tard une majorité d’Européens comprendra que, à défaut de mesures contraignantes contre l’ineptie, il faudra choisir entre le nivellement vers le bas ou la séparation.