Une « pause » dans les négociations sur le traité de libre-échange avec les États-Unis (ou TTIP) et un accord « unanime » pour signer celui avec le Canada (dit Ceta) : tel est le résultat de la réunion informelle des ministres européens du Commerce, vendredi 23 septembre à Bratislava. Comment comprendre ces décisions, alors que quelques jours auparavant, les opposants à ces deux traités ont défilé en nombre : de 163 000 à 320 000 manifestants dans sept villes d’Allemagne le 17 septembre, puis de 9 000 à 15 000 au cœur du quartier européen à Bruxelles, le 20 septembre ?
Pour le TTIP, c’est du pragmatisme : il n’y a plus assez de temps pour une conclusion avant la fin du second mandat de Barack Obama. Mais la demande française de stopper les négociations, défendue par le secrétaire d’État, Matthias Fekl, n’a pas été suivie. Selon une source européenne citée par l’AFP, « au moins vingt » ministres se sont déclarés favorables à leur poursuite. Et de fait, elles doivent reprendre le 3 octobre, pour une quinzième session, à New York.
Pour le Ceta, qui est fortement contesté en Allemagne, en Autriche, en Belgique ou en France, l’accord « unanime » qui a été trouvé a un prix : une « déclaration commune » de l’UE et du Canada, censée répondre aux inquiétudes, doit être présentée le 18 octobre, lors d’une réunion ministérielle européenne supposée entériner le traité. Celui-ci serait alors signé le 27 octobre à Bruxelles, en présence du Premier ministre canadien, Justin Trudeau. Ce document, présenté comme « juridiquement contraignant » et que la Commission doit encore négocier avec Ottawa, doit clarifier plusieurs sujets épineux. Le vice-chancelier allemand et ministre de l’Économie, Sigmar Gabriel, les a cités : « les services publics, le principe de précaution, la protection des travailleurs, celle des consommateurs, l’impartialité des tribunaux d’arbitrage des investisseurs ».
Il y a, pour le moins, de quoi être étonné à la lecture d’une telle litanie. L’UE fait le forcing pour signer dans quelques jours un traité de libre-échange avec le Canada mais ce texte de 1 600 pages, dont la rédaction a pris de longues années, pose finalement problème sur à peu près tous les sujets cruciaux épinglés, depuis des mois, par ses opposants !
Hormis les grandes entreprises multinationales, tous les acteurs socio-économiques ou presque sont, il est vrai, opposés au traité. À la manifestation de Bruxelles, le spectre était large, allant des agriculteurs aux associations de défense de l’environnement (Greenpeace), des syndicats de travailleurs aux associations de consommateurs, en passant par le secteur de la santé et, surtout, les représentants des PME. Selon eux, tant le Ceta que le TTIP menacent nos normes sociales et environnementales et risquent de créer une justice parallèle. « Ces accords favorisent les multinationales par rapport aux PME, le capital par rapport aux travailleurs, les grands firmes agroalimentaires par rapport aux circuits courts. Il vont donc aggraver les inégalités, le contraire de ce qu’il faut faire pour lutter contre la crise systémique actuelle », résume Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD belge et auteur de plusieurs ouvrages sur la mondialisation.
Le risque de « nivellement par le bas des conditions de vie » que combattent les opposants au traité a été mesuré, dans une étude rendue publique le 19 septembre par le Conseil des Canadiens. Selon cette étude de l’université américaine Tufts, le Ceta n’engendrerait « pas de gains économiques, seulement des pertes d’emplois, des inégalités et une érosion chronique du secteur public ». Pour être plus précis, il entraînerait la perte de 230 000 emplois d’ici 2023, dont 200 000 dans l’UE, et il provoquerait une contraction des revenus salariaux, de l’ordre de 1 776 euros par an au Canada et de 316 à 1 331 euros par an selon les pays européens.
Dès lors, aussi « unanime » qu’il soit, l’accord de Bratislava sera-t-il pour autant décisif ? Rappelons qu’en cas de signature du traité le 27 octobre, un processus étrange se met en place : l’accord entre en vigueur, mais de façon provisoire ; les parlements nationaux des pays membres de l’UE devront ensuite tous se prononcer positivement pour que ce soit définitif. Or plusieurs parlements, notamment en Belgique, sont contre. Ce n’est pas un hasard si la commissaire européenne au Commerce, la libérale suédoise Cecilia Malmström, a tenté une nouvelle fois de convaincre les députés belges, le 20 septembre devant le Parlement fédéral, en assurant que cet accord était « bon pour l’emploi et la croissance ».
Mais ce type d’argument est-il encore crédible ? Depuis que l’Europe a entamé sa politique de libre-échange, au milieu des années 1970, elle a aussi connu une baisse continue de sa croissance. Et la moyenne des droits de douane sur les produits industriels n’y est plus que de deux pour cent, ce qui en fait la zone la plus ouverte du monde. « Pour résoudre la crise de 2008, on a recourt aux solutions de la fin du XXe siècle », s’étonne Arnaud Zacharie. « Ce ne sont pas de nouveaux traités d’ouverture commerciale qu’il faut, mais plutôt des accords de partenariat, pour mondialiser les normes sociales, environnementales et sanitaires et lutter contre l’évasion fiscale ».
En définitive, le principal argument de la Commission reste que signer le Ceta est une question de « crédibilité » de l’UE vis-à-vis de ses partenaires commerciaux dans le monde. S’il ne l’était pas, c’en serait fini de la politique de libre-échange de l’Union, entend-on dans les couloirs de l’institution. « Mais non, ce ne serait pas la fin, ce serait le début d’une nouvelle politique, où la démocratie l’emporterait sur le commerce », rétorque Michel Cermak, chercheur sur le travail décent et les accords de commerce au CNCD. À l’inverse, l’entrée en vigueur des traités Ceta et TTIP ne risque-t-elle pas d’éloigner encore un peu plus les citoyens de l’Union ? À Bruxelles, c’est ce que des manifestants ont suggéré sur une pancarte : « Evitons une catastrophe de plus à l’Europe».