Des figures christiques sont apparues dans toute la Turquie. Les bras en croix, elles font face aux canons à eau et aux lance-grenades lacrymogènes de la police antiémeute. Les manifestations qui secouent le pays depuis plus de deux semaines ont été marquées par des interventions policières d’une grande brutalité. Cependant la Turquie du vingt-et-unième siècle n’est pas la Palestine du siècle premier. Au contraire du gouverneur du Judée, Ponce Pilate qui condamna le Christ bien qu’il le sût innocent, le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, qui se verrait bien en « libérateur » de Jérusalem, considère les manifestants comme coupables et s’en prend à eux avec une violence verbale qui inspire la réponse policière.
Tout commença le 18 mai, alors que des manifestants écologistes se réunirent au parc Gezi, à Taksim, pour protester contre un projet de rénovation urbaine qui prévoit la destruction de ce rare espace vert et la reconstruction à sa place d’une caserne ottomane abritant un centre commercial. Le conflit est aussi un conflit des symboles. Le parc, conçu par l’architecte français Henri Prost, fut achevé en 1943 et est un symbole républicain.
Le refus du Premier ministre de reconnaitre la moindre légitimité aux manifestants et la répression policière ont provoqué une série de manifestations de soutien dans tout le pays. La réaction des autorités n’est pas étonnante. La dérive autoritaire d’Erdoğan, un leader qui ne s’est jamais fait remarquer par sa capacité d’empathie, est bien connue. La proximité idéologique de la police avec le projet politique du parti d’Erdoğan est, elle aussi, amplement documentée. L’on se souviendra de l’ouvrage L’armée de l’imam du journaliste Ahmet Şık qui décryptait l’infiltration de la police par le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen. Le livre fut interdit en 2011, Şık emprisonné et la possession du manuscrit considérée comme « assistance à une organisation terroriste ».
« Terroriste » est aussi un adjectif employé par le Premier ministre pour définir les manifestants. En moins de deux semaines, Erdoğan aura réussi à unir contre lui des secteurs de la société turque qui ne se parlent que trop rarement. D’Istanbul à Adana, manifestent des personnes avec des revendications très différentes dont le seul point commun est le rejet de l’autoritarisme du gouvernement : La question kurde, le soutien du gouvernement à l’opposition syrienne, l’islamisation, les politiques économiques néolibérales, la censure et le manque de liberté de la presse constituant quelques un des griefs exprimés. Ainsi se côtoient nationalistes kémalistes et socialistes kurdes, militants gays et musulmans anticapitalistes, syndicalistes et yuppies. Et beaucoup d’autres encore. Cette cohabitation n’est pas facile. À Ankara, où la répression est plus sévère qu’à Istanbul, une jeune militante kurde, se définissant comme pacifiste et féministe, racontait : « À un moment, je me suis retrouvée derrière un groupe arborant des drapeaux turcs et scandant ‘nous sommes tous les soldats de Mustafa Kemal !’ Je me demandais ce que je faisais là. » Et pourtant, elle est restée. Ces manifestations sont aussi un voyage de la découverte : La bourgeoisie occidentalisée de l’ouest de la Turquie, victime elle aussi de la violence policière ces derniers jours, découvre le quotidien des militants kurdes et des syndicalistes. Des manifestations, fortement réprimées, dans le quartier ouvrier de Gazi, dans la partie asiatique d’Istanbul, rappellent que malgré le boom économique, un tiers de la population turque, guère représenté à Taksim, vit sous le seuil de pauvreté.
Des segments de la population qui s’ignoraient mutuellement ou s’observaient avec méfiance, aujourd’hui se rencontrent et s’entre-aident. Ce dialogue naissant est une source d’espoir pour l’avenir. Malgré la confusion des revendications, ce sont ces rencontres encore impensables il y a un mois qui constituent le message central des manifestants, une invitation à gouverner autrement. Erdoğan, qui pourtant a fait de la prison pour crime d’opinion, aurait beaucoup à apprendre de ces jeunes gens.
Des membres du gouvernement semblent avoir compris le message – le Président Abdullah Gül et le Vice-Premier ministre Bülent Arınç en sont – mais ni l’un ni l’autre ne disposent d’une base suffisante au sein du parti au pouvoir pour imposer un changement de cap à Erdoğan. Cette base justement, l’électorat pieux, les laissés-pour-compte méprisés des anciennes élites kémalistes, lui restent fidèles. Et leurs doléances par rapport à des décennies d’histoire républicaine méritent aussi l’écoute.
Le parti au pouvoir a confirmé l’organisation de contre-manifestations le 16 et 17 juin, une mise en application de la menace proférée par le Premier ministre de mobiliser ses électeurs contre les manifestants. La situation est volatile. Mardi, la police intervenait violemment sur la place de Taksim, une nouvelle preuve de l’intransigeance d’Erdoğan qui, aux dernières nouvelles, avait pourtant accepté de rencontrer des représentants des manifestants. En attendant, alors que le nombre de blessés et de morts continue d’augmenter, c’est à MacBeth qu’Erdoğan fait penser quand il se lave les mains.