L’éclatement de la bulle immobilière en 2007 aux États-Unis d’abord, suivis par l’Irlande, l’Espagne et le Royaume-Uni, a mis en évidence des mécanismes auxquels le public d’habitude s’intéressait peu. La crise a suscité un intérêt renouvelé ces dernières années pour le fonctionnement de la monnaie et le lien avec l’intérêt et l’emploi, les thèmes de la Théorie générale de Keynes. Les Russes, qui le 17 aout 1998 avaient vu les distributeurs automatiques de billets de banques avaler leur carte de retrait et découvert qu’ils avaient perdu une grande partie de leurs économies, avaient déjà expérimenté directement les effets d’une crise bancaire. Ils suivaient en cela les Thaïlandais, Taïwanais et d’autres ressortissants des pays du Sud-Est asiatique dont la vie fut bouleversée et l’épargne fortement dépréciée par la crise financière de 1997. Ici, en Europe, nous regardions ces évènements lointains avec détachement. Personne ne croyait sérieusement que nous puissions un jour être concernés par de tels problèmes. À cette époque, les épargnants les plus avisés parmi nous commençaient à investir, avec le succès que l’on sait, dans la « Nouvelle économie ».
Or, en 2007, nous avons vu avec stupeur les files de déposants voulant récupérer leur argent devant les agences de la banque britannique Northern Rock. Ce fut un bref épisode de ruée bancaire, le pire cauchemar du banquier. Le sauvetage de Northern Rock n’était qu’une répétition à petite échelle, quelques dizaines de milliards de livres sterling d’argent public tout de même, du sauvetage du système bancaire aux États-Unis et en Europe pour lequel des milliers de milliards furent mobilisés. Le coût exact de ce sauvetage ne sera pas connu avant longtemps. En effet, il faudra attendre que les actifs toxiques parqués dans les structures de défaisance soient liquidés et que de grandes banques, telles RBS, soient à nouveau privatisées. Mais, une indication du coût peut être déduite du rapport de septembre 2000 de la Banque Mondiale, Controlling the fiscal cost of banking crises, qui analysait les dizaines de crises bancaires des décennies précédentes. Ce rapport estimait le coût de ces crises à 12,8 pour cent du PIB. Pour les États-Unis, on pourrait donc s’attendre à un coût de 2 000 milliards de dollars et pour l’UE À environ 1 600 milliards d’euros, soit pour les deux continents deux années de PIB d’un pays comme la France.
Lors de cette crise, les citoyens ont appris qu’ils étaient collectivement responsables des dettes de leurs banques qui sont in fine les actifs monétaires des déposants. On comprendra que les petits déposants bénéficient d’une garantie collective sur leurs dépôts bancaires. Mais, au nom de la stabilité, on a sauvé les banques en arguant de leur utilité publique et des dommages irréparables que causeraient leur faillite. Ce faisant, fut engagé un transfert massif de richesses de toute la collectivité pour la sauvegarde de tous les dépôts. Quand il y aura quelqu’un pour trouver à y redire, les reproches seront généralement adressés aux banquiers. On blâmera leurs bonus exagérés qui les incitaient à spéculer. Bien entendu, les traders aux bonus mirifiques ne représentent qu’une petite minorité des employés de banque. Certes mieux payés que les salariés d’autres industries, la plupart des employés des banques commerciales n’ont pas grand chose en commun avec les stars des salles de marché ou les gestionnaires de hedge funds et autres fonds communs de placement. En effet, ils ne partagent ni leurs revenus extravagants, ni même ne pratiquent le même métier (voir encadré). À part donc de pointer du doigt les banquiers, très rares furent les observateurs qui indiquèrent que les vrais bénéficiaires du sauvetage des banques n’étaient autres que les détenteurs de l’épargne monétaire. De nos jours, on les appelle le plus souvent des investisseurs. Collectivement, ils sont les marchés financiers. François Hollande, au temps qui semble déjà lointain où il sollicitait les suffrages de ses concitoyens, avait parlé de « l’ennemi sans visage ». Or, ce sont des personnes bien réelles, qui préfèrent la discrétion. Autrefois, on aurait parlé de capitalistes ou de rentiers. Ceux qui les défendent parlent abusivement d’entrepreneurs.
Car ces capitalistes rentiers évoluent dans un système économique qui a changé de nature lors des trente dernières années. Déréglementation du système financier, devises à changes flottants, innovations des produits dérivés, options, titrisation, trading à haute fréquence ont produit ce qu’on appelle couramment le capitalisme financier. Ce mouvement fut aussi associé à la victoire des thèses libérales sur le communisme soviétique qui passait dans les poubelles de l’histoire avec la chute du Mur de Berlin. Il fut aussi associé à la défaite de la social-démocratie dont les partis politiques qui la professaient, embrassèrent l’idéologie dominante. L’État était le problème et le marché la solution. C’est ainsi qu’on privatisa massivement des actifs appartenant aux États dont les industries de réseau, autoroutes, distribution d’eau et d’électricité et même au Royaume-Uni le réseau ferré. Or, ces industries sont plus efficaces économiquement en situation de monopole. L’argument du bénéfice de l’économie de marché ne leur est pas applicable. Qu’importe la logique de marché pourvu qu’on ait la rente privée.
Une des principales caractéristiques de ce nouvel âge du capitalisme est l’augmentation considérable des actifs financiers en circulation dans le monde. Selon le rapport du McKinsey global institute, Mapping global capital markets1, la valeur totale des actifs financiers (dépôts bancaires, obligations d’état et privées et actions) est passé de 1,2 fois le PIB mondial en 1980 à 3,5 fois le PIB mondial en 2010. Le mécanisme à l’œuvre est exponentiel avec des taux de croissance composés de 7,2 pour cent sur la période 1990-1999 et 5,6 sur la période 2000-2010, malgré l’impact de la crise. Cette croissance implique que les revenus tirés des actifs financiers ont augmenté corrélativement. C’est ce qui explique pour une large part l’explosion des inégalités sociales à laquelle on assiste dans la plupart des pays du monde. Parfaitement mobiles, les actifs financiers échappent largement à la taxation. Voilà ce qu’est le capitalisme financier.
Face à cette évolution, les autres parties prenantes de la société, États et salariés, sont restés très largement inertes quand ils n’ont pas applaudi et contribué à son avènement. Les mouvements d’Indignés dénoncent cet état de fait sans le plus souvent être capables d’articuler une critique argumentée du système qui s’est mis en place. C’est que le défi est redoutable. Les critiques de Marx ou de Keynes doivent être révisées à l’aune de cette nouvelle réalité.
Quels sont les éléments nouveaux à prendre en compte ? Sans aucun doute, la monnaie et le mécanisme de l’intérêt composé sont centraux. La déréglementation en a multiplié l’impact. Se pose la question de la souveraineté fragmentée des États face à des forces financières et économiques qui échappent à leur contrôle et à l’impôt et dictent les règles du jeu. Tout comme est brûlante la question du modèle de développement avec les désastres environnementaux et sociaux qu’il induit.