Même si au Luxembourg des cours supérieurs existaient depuis le milieu du XIXe siècle et un centre universitaire depuis les années 1970, la création d’une université ne semblait pas se dessiner à la fin du XXe siècle. Cependant, c’est avec une étonnante rapidité et avec une quasi absence de débat politique, que la création d’une université se concrétisait en quelques années à peine pour voir le jour en 2003. Pourquoi l’histoire s’est-elle ainsi précipitée entre 1999 et 2003 ?
Une très vieille question
Des cours de type universitaire ont existé depuis près de deux siècles au Luxembourg. C’est en 1817 que deux chaires de philosophie sont établies à l’Athénée du Luxembourg. Ensuite, en 1824, les cours dispensés dans le cadre de ces chaires sont nommés cours académiques avant d’être abolis quelques années plus tard, pour être réintroduits à nouveau en 1848 sous le nom de cours supérieurs. Au courant du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’existence et le développement des cours supérieurs est régulièrement débattue. Par moments, on propose l’extension de l’enseignement supérieur et l’abolition des cours supérieurs, ou on critique leur trop grande intégration dans le système d’enseignement secondaire. À plusieurs reprises, on demande leur suppression tout court.
Toutefois, même si l’existence des cours supérieurs est régulièrement mise à l’épreuve, le statu quo persiste et ils ne sont ni abolis, ni développés. Par la suite, une loi datant de 1969 transforme ces cours supérieurs en cours universitaires. La loi de 1969 apporte plusieurs changements : elle prévoit la création d’un Centre universitaire (ce sera la cas en 1974), elle abolit le système de la collation des grades pour établir le système d’homologation des titres universitaires étrangers.
Dans les années qui suivent, la création d’une université est discutée à plusieurs reprises. Par exemple en 1986, où une initiative privée Université de Luxembourg asbl. vit le jour, ou en 1992/3 lors de débats publics sur l’enseignement supérieur. Ces débats n’aboutissent pas pour autant à un résultat concret en matière de création d’une université. Ensuite il y a la loi de 1996 : le Centre universitaire est réformé et devient un établissement autonome, la durée des années d’étude passe de un à deux ans, des troisième cycles peuvent être développés et le Conseil national de l’enseignement supérieur est créé.
Pour ou contre une université ?
Les « registres de justification » sur lesquels les acteurs se basent pour argumenter, justifier et expliciter leur soutien ou leur refus d’une université sont assez variés. On voit toutefois qu’ils s’articulent autour des mêmes axes : économiques, géographiques, démographiques, sociétaux, scientifiques, politiques.
Ainsi, des considérations économiques (les questions du coût, la volonté d’attirer des entreprises et de diversifier l’économie), géographiques (le pays est trop petit, mais il doit s’intégrer dans un espace plus large), démographiques (il y a un nombre insuffisant d’étudiants et d’enseignants, les étudiants doivent être mobiles, on veut attirer des chercheurs), sociétales (on vise une société des connaissances, mais on craint la consanguinité), ainsi que scientifiques et politiques sont articulées comme légitimant (ou pas) la création d’une université (voir tableau).
1999-2002 : les années de basculement
Déjà en 1999, dans leurs programmes électoraux respectifs, plusieurs partis politiques se déclarent favorables à la création d’une université en vue des élections législatives qui se tiennent en juin cette même année. Le CSV, cependant, ne mentionne pas la création d’une université dans son programme, mais suggère quelques développements. Dans la déclaration gouvernementale, le Premier ministre dit ne pas vouloir d’université entière au Luxembourg. Toutefois, les documents et prises de positions commencent à se multiplier dès 2000 et l’idée de la création d’une université voit le jour assez vite.
Le Livre blanc de l’Enseignement supérieur au grand-duché de Luxembourg, publié en mai 2000, est un document qui dresse un historique et un état des lieux de l’enseignement supérieur, mentionne le nouveau contexte européen et présente un plan de développement. Quelques arguments classiques sont présentés – comme l’économie et la mobilité, une « tradition luxembourgeoise » – et le texte suggère que le rôle national a « radicalement changé (…) par l’imbrication du Luxembourg dans le tissu législatif de l’Union européenne » et qu’il faut par conséquent « se positionner sur un plan européen ». Toutefois, sur les 35 pages du Livre blanc, seules trois sont dédiées à un « plan de développement » qui reste peu visionnaire. Le terme d’université n’est pas utilisé, au profit d’un terme plus flou : « zone d’activité universitaire ». Le terme « Université de Luxembourg » fait son apparition dans une motion sur l’enseignement supérieur et la recherche, votée en juillet 2000.
Le premier texte qui présente en détail le plan de création d’une université est le document d’orientation intitulé Université de Luxembourg, un document de 19 pages soumis au gouvernement en décembre 2001. On y mentionne ses principes fondateurs (unicité enseignement-recherche, mobilité, diplômes, dimension internationale, caractère multilingue, tutorat) et la structure de l’université. Ce document, largement plus explicite, programmatique et tourné vers le futur que le Livre blanc, marque donc un moment important dans la concrétisation politique de l’université. On y donne des réponses à la question « pourquoi une université maintenant ? ». Et les discussions semblent avoir évolué nettement, puisque une autre question, plus concrète et plus productive est posée : « Quelle université pour le Luxembourg ? ». Quelques mois plus tard, en mars 2002, un séminaire est organisé qui rend public le projet de création d’une université.
Pour l’élaboration du projet de loi, la ministre collabore surtout avec des experts étrangers.1 Le président du groupe de travail est Roger Downer, le président de l’Université de Limerick en Irlande de 1998 à 2006 (une université récente et construite sur un ancien site de friches industrielles). Le 3 décembre 2002, le projet de loi est déposé à la Chambre des députés. Lors d’une conférence de presse sur le projet de loi, la ministre explique qu’« il n’a pas été si facile de convaincre mes collègues du gouvernement d’aborder ce projet avec assurance et dynamisme ».2
Lors du vote de la loi en 2003 et des discussions à la Chambre des députés, certains estiment qu’un « débat centenaire » vient d’être clos et que ce vote est un « moment historique pour le Luxembourg ». On loue le courage et la persévérance de la ministre. Mais les discussions sont aussi l’occasion de faire part de critiques et réticences : sur la structure de l’université (son centralisme, un recteur et un conseil de gouvernance détenant trop de pouvoir de décision, son éparpillement géographique) et sur la façon dont le projet a été conçu (absence de débat public, manque de consultation avec les milieux concernés, conservatisme du gouvernement).
De ce fait, la déclaration gouvernementale de 1999, de ne pas vouloir créer une université au Luxembourg, se révèle périmée assez vite, puisque la loi pour créer une université est votée quatre ans plus tard. Ce qui amène Ben Fayot (LSAP) à se demander « ce qui s’est passé après 1999 dans les têtes pensantes du CSV pour que ce parti consente à dépasser son attitude frileuse » et de se détourner de son propre programme électoral.
La question du site
L’histoire de l’Université du Luxembourg se croise évidemment avec l’histoire de l’industrie sidérurgique luxembourgeoise. En 1997, le dernier haut fourneau de l’Arbed est arrêté à Esch-Belval. Dès cette date, la disponibilité et la reconversion des friches industrielles d’une surface de 120 hectares deviennent un enjeu majeur pour le gouvernement. En novembre 1999, le ministère de l’Intérieur est chargé par le Conseil de gouvernement de gérer un programme destiné à la reconversion des friches. Quelques mois plus tard, en mai 2000, le ministre de l’Intérieur présente à la Chambre des députés un rapport (Friches industrielles : état d’avancement et perspectives) contenant un concept d’ensemble pour la reconversion des friches. Une des idées présentées étant celle de créer une Cité des sciences, de la recherche et de l’industrie décrite comme un « symbole de progrès, de jeunesse, de dynamisme et de la volonté de décentralisation ».
On peut noter la synchronicité entre la disponibilité des friches industrielles et la création de l’université : La même année que les partis politiques se positionnent par rapport à la création d’une université, le gouvernement est chargé de réfléchir au futur d’un site de 120 hectares. En même temps que le ministère de la Culture, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MCESR) publie son Livre blanc, le ministère de l’Intérieur publie son rapport sur les Friches industrielles. En même temps, donc, qu’on discute d’une nouvelle institution à créer, on discute d’un endroit existant à redynamiser.
La précipitation de l’histoire
La concrétisation de l’université s’est faite en trois ans à peine. En 1999, le gouvernement déclare ne pas vouloir créer une université entière. Mais peu après, les documents et évènements se multiplient. Plusieurs facteurs peuvent aider à expliquer cette rapidité. D’un côté il y a des facteurs qui changent la donne vers la fin des années 1990, au moment où la reconversion des friches industrielles devient un dossier politique de taille et au moment où le Luxembourg signe la déclaration de Bologne et s’engage ainsi à aligner son système universitaire sur celui des autres pays européens. De l’autre côté, les décisions sont prises et le projet est développé sans donner lieu à de vrais débats et discussions publics.
Cette précipitation et ce manque d’ouverture sont critiqués par de nombreux acteurs. Par exemple, un groupe de professeurs compare la création de l’université à « celle dans l’ancien bloc de l’Est, dont les instances de direction comme les directions de recherche furent aussi seules déterminées par l’État ». Dans un article intitulé Évolution au lieu d’un big bang, un autre groupe de professeurs se dit « préoccupé de la façon et la rapidité de la définition des thématiques de recherche ». Ben Fayot regrette que l’élaboration du projet de loi n’ait pas été faite « dans la transparence et l’étroite collaboration avec les milieux intéressés » et dans un autre article, on déplore un « exercice de conception plus mûrement réfléchi et surtout concerté avec les premiers concernés ». « Le ministère, appuyé par deux experts étrangers, a réalisé d’abord un concept, puis un texte de loi, qui a été gardé farouchement secret jusqu’au dépôt à la Chambre des députés », estime un employé de l’université.
On a l’impression que la ministre et le département Enseignement supérieur du MCESR voulaient faire avancer le projet au plus vite et éviter de rendre le projet vraiment public, en n’organisant pas de débat ouvert et public, en ne concertant pas ou très peu les acteurs intéressés (les professeurs d’éducation supérieur, le Conseil national de l’enseignement supérieur) et en collaborant surtout avec des experts étrangers.
Cette manœuvre, où presque tout se discutait et se décidait en coulisse, a peut-être permis au projet d’avancer rapidement, car cette manœuvre ne donnait pas de « prise » à ses détracteurs et évitait ainsi que le projet ne soit avorté. Or, cette façon de prodéder rend aussi la ministre et le ministère attaquables et critiquables à cause d’un manque de démocratie, de participation, d’ouverture et de transparence. La critique majeure est donc que la création de l’université n’a pas vraiment été « mise en politique » ni « mise en débat », mais réalisée de manière trop technocratique et peu publique et présentée comme un fait accompli. La mise en politique/débat de l’université débute à proprement parler seulement après la décision d’en créer une.
Rappelons aussi que le vote de la loi sur l’université se tient peu de temps avant les élections législatives de juin 2004 – la possibilité que le projet soit ralenti, voire avorté et qu’une autre ministre et un autre parti politique soient en charge de l’éducation supérieure est donc envisageable. Ce qui sera en partie le cas : un nouveau ministre, mais toujours le même parti politique, seront en charge du ministère après les élections de 2004. Quelques années après le vote de la loi de 2003, Erna Hennicot se souvient que « les travaux parlementaires furent bouclés juste à temps pour mettre en place les structures de gestion avant l’échéance électorale ».
Par ailleurs, les partis politiques d’opposition sont déjà en faveur de la création d’une université avant que le CSV ne le soit. Dans leurs programmes électoraux de 1999, le LSAP, le DP et la Gauche se prononcent pour une université au Luxemburg. Le parti des Verts (Déi Gréng) a même déposé une proposition de loi en 1998 pour créer une université européenne à Esch/Alzette.
Deuxièmement, l’Université du Luxembourg s’est précipitée dans le sens qu’elle est devenue quelque chose de concret. Cette concrétisation de l’université se fait à plusieurs niveaux (et elle continue, bien sûr, à se faire de nos jours). Le niveau le plus visible étant le dépôt et le vote d’une loi à la Chambre des députés. Mais même avant cette loi, la concrétisation de l’université se fait en la documentant, en l’annonçant, en l’inscrivant dans de nombreux documents et discours. Ensuite, elle se concrétise en la situant sur un lieu précis et unique. Même si jusqu’à nos jours, elle est éparpillée sur différents sites, le plan est de la déménager sur un site unique, dans des bâtiments et « maisons » expressément construits pour y loger une université. En d’autres termes, l’université se matérialise aussi architecturalement.
Enfin, elle est rendue concrète de façon symbolique et discursive. On voit un triple glissement sémantique entre les appellations « cours universitaires » et « Université du Luxembourg ». Premièrement, on passe d’un adjectif (universitaire) à un substantif (université). Deuxièmement, ce substantif occupe dorénavant la première place dans la dénomination Université du Luxembourg et non plus la deuxième.3 Et, troisièmement, les autres substantifs qui jusque-là étaient accolés au mot universitaire (comme cours, centre, ou zone d’activité) ne sont plus utilisés. Rien qu’au niveau sémantique, le mot université s’est donc substantivisé, émancipé et consolidé.
On peut chercher les raisons de cette précipitation dans les calendriers politiques, les jeux politiciens entre partis politiques, les stratégies pour faire aboutir un projet en évitant sa mise en politique/débat, les questions géopolitiques de revalorisation de friches industrielles et d’européanisation de l’enseignement supérieur. Toutefois, cette précipitation soulève encore des questions et l’histoire mouvementée et fascinante du monde universitaire luxembourgeois mérite qu’on s’y attarde davantage.
Peter Feist
Kategorien: Forschungspolitik, Innovation
Ausgabe: 26.10.2012