Cette année, la recherche publique fête ses 25 ans. Selon la perspective que l’on prend, cette période est plus ou moins longue. Elle est certainement courte comparée à la recherche publique en place dans nos pays voisins et, un peu plus loin, dans les pays anglo-saxons ou scandinaves. Par contre, elle peut paraître longue par rapport au chemin parcouru par le Luxembourg depuis 1987. Ce qui est certain c’est que l’« écosystème » de la recherche publique et de l’innovation au Luxembourg a atteint aujourd’hui un niveau de maturité tel que le besoin se fait ressentir de passer à une nouvelle étape. Ce besoin est amplifié par l’environnement économique national et international qui subit de plein fouet les effets d’une crise financière, économique et budgétaire.
Le contexte international n’est incontestablement plus le même qu’en 1987. Individus, entreprises, collectivités et États doivent faire face à des changements de paradigme : déséquilibres démographiques, précarité des ressources naturelles, vitesse et globalisation de la circulation des informations numérisées. Dans notre économie de la connaissance et du savoir, la recherche et l’innovation sont devenues des enjeux majeurs pour créer les activités et les emplois de demain.
Le triangle de la connaissance
Formation, Recherche et Entreprises forment les trois piliers du « triangle de la connaissance » mis en avant comme le concept guidant la transformation de notre société vers la société de la connaissance tout en préservant durablement le dynamisme économique et le modèle social. Alors que le processus de l’innovation est souvent décrit, d’une façon un peu simpliste et réductrice, comme une succession linéaire d’étapes bien définies le long de la chaîne « recherche fondamentale – recherche appliquée – transfert technologique – application industrielle et commerciale », l’image d’un écosystème, avec des interactions complexes et nombreuses entre ces étapes et les acteurs impliqués, correspond beaucoup plus à la réalité du terrain. De plus, pour qu’une découverte ou une nouvelle connaissance scientifique puisse donner lieu à un nouveau produit ou service, se démarquant de ce qui existe déjà sur le marché et ayant un impact en terme de valeur, et que l’on puisse vraiment parler d’une innovation, l’aspect technologique doit être associé aux aspects organisationnels et humains. D’ailleurs, une innovation vient souvent moins de la technologie proprement dite ou d’un résultat de recherche scientifique précis que des améliorations ou changements au niveau de l’usage qui est fait de la technologie. Ceci est particulièrement vrai pour l’innovation dans les services.
Au Luxembourg, comme ailleurs en Europe, les entreprises sont confrontées depuis quelques années à un environnement économique difficile. Le besoin de diversification, ressenti comme urgent au cœur de la crise sidérurgique dans les années 1970, est à nouveau pressant et il est clair que la capacité à innover sera déterminante pour le maintien du niveau de vie que le Luxembourg connaît depuis plus d’une génération. En tant que petit pays, le Luxembourg a une économie ouverte, avec un marché intérieur réduit, et ne peut survivre que par l’export vers des marchés si ce n’est mondiaux tout du moins régionaux. Quant à l’avantage compétitif dû à la proximité des administrations publiques, il est en train de disparaître avec la complexification continue des dispositifs légaux et administratifs. La compétitivité des entreprises et l’efficience du service public sont devenues un enjeu désormais vital pour les pays, y compris et peut-être surtout, pour le Luxembourg.
Créer un impact direct
Dans ce contexte, la raison d’être d’un RTO prend tout son sens. Un RTO (Research & Technology Organisation) est une organisation de recherche dont l’objectif est de créer un impact direct sur l’économie et la société par le transfert d’innovations et de résultats de recherche orientée. En Europe, les RTO sont regroupés dans l’Association européenne des RTO (Earto, www.earto.eu). Parmi les 350 membres de l’association figurent des organisations de renommée comme par exemple la Fraunhofer Gesellschaft en Allemagne, TNO aux Pays-Bas, Vito ou Imec en Belgique, les Instituts Carnot ou le Réseau CTI en France. Depuis 2007, le Luxembourg y est représenté par son seul membre, pour l’instant, le CRP Henri Tudor.
Les RTO représentent en Europe plus de 150 000 scientifiques, techniciens et ingénieurs, un chiffre d’affaires cumulé annuel de plus de 23 milliards d’euros et plus de 100 000 clients. Une étude menée par Technopolis Group1 en 2010 pour Earto estime que l’impact économique annuel total des RTO en Europe est d’au moins 40 milliards d’euros. Elle souligne aussi un paradoxe : alors que leur impact est impressionnant, les RTO sont très peu connus du grand public, notamment par rapport aux universités, et jusque-là, étonnamment peu considérées et impliquées dans les discussions politiques sur l’environnement européen de la recherche dominées par les acteurs de la recherche scientifique académique.
Activités très variées
Les activités des RTO sont très variées, allant de la recherche appliquée, expérimentale et doctorale, à l’ingénierie avancée en passant par le développement de prototypes, d’outils, de méthodes, de labels, de certifications et de normes, le support scientifique, l’assistance technologique, le conseil à l’innovation, la veille technologique et l’intelligence économique, la formation professionnelle, le transfert de connaissances et de technologies et l’incubation. Ces activités sont déployées au bénéfice d’industriels ou de PME, mais également pour des administrations publiques qui ont un besoin accru en support scientifique pour la mise en œuvre de politiques européennes, pour anticiper les évolutions politiques ou technologiques, pour évaluer leur impact pour le pays, ou bien pour faciliter l’intégration et l’interopérabilité dans les dispositifs européens. Pour répondre à ces besoins d’une façon structurelle et durable, des pays comme l’Allemagne et la Suisse ont mis en place une programmation de recherche scientifique dédiée (« Ressortforschung »).
Même si les points de convergence entre universités et RTO sont de plus en plus nombreux, leurs missions et manières de travailler restent divergentes. Selon l’étude de Technopolis Group, les entreprises savent exactement quand s’adresser à un RTO et quand à une université. Elles attribuent généralement aux premiers une recherche proche des applications et des produits, orientée avant tout vers les besoins des entreprises et de la société ; et aux universités, l’enseignement, la recherche fondamentale et précompétitive, souvent dans le cadre de la formation doctorale et avec un objectif de publication. Le développement des compétences dans les RTO se fait généralement en fonction des besoins des entreprises et de la société selon une approche interdisciplinaire et collaborative. L’excellence scientifique ne se justifie aux yeux des RTO que si elle est reliée aux notions d’utilité et d’impact. La recherche en milieu universitaire et académique, par contre, est portée essentiellement par le développement des connaissances dans le but de faire progresser les différentes disciplines. Enfin, la manière de travailler est également très différente. Celle des RTO est fortement dominée par les pratiques professionnelles de la gestion de projet et de la gestion des ressources humaines. Elle se rapproche de celle des entreprises pour lesquelles ils travaillent. Les universités, par contre, suivent les codes et les protocoles de la recherche scientifique et de la carrière académique.
Une autre caractéristique majeure des RTO est leur mode de financement mixte, public-privé. Leur taux d’autofinancement – le ratio entre la subvention reçue par l’État pour le fonctionnement de base (souvent en contrepartie d’un engagement sur des indicateurs de performance) et les revenus générés par des contrats de recherche avec des entreprises privées ou organisations publiques et ceux issus des contrats obtenus dans le contexte d’appels d’offres compétitifs nationaux ou internationaux – se situe en général autour de 50 pour cent. Ce taux d’autofinancement peut atteindre pour certains 80 pour cent, ou, plus rares, seulement 30 pour cent.
Financement mixte
Pour la recherche compétitive, celle où, à l’issue d’appels à propositions, les meilleurs gagnent selon des critères d’excellence, deux types de fonds de financement peuvent coexister, comme par exemple en Finlande : l’un s’adressant surtout à la recherche universitaire avec pour seul critère l’excellence scientifique, et l’autre ciblant plutôt les RTO aux critères d’excellence plus larges pour intégrer les dimensions plus complexes de l’innovation. Au Luxembourg, ce deuxième type de financement compétitif fait assurément défaut. Université, CRP et autres institutions se concurrencent sur les mêmes sources de financement : les programmes du Fonds national de la Recherche (FNR), qui ont comme seul critère l’excellence scientifique, ce qui n’est pas l’objectif premier des centres de recherche publics. Surtout si leur métier est celui d’un RTO. Le risque est de voir ces centres s’orienter vers encore plus d’excellence scientifique et se détourner de leur métier principal, l’excellence dans l’innovation, ou, à l’inverse, de voir le développement des compétences scientifiques financées jusqu’ici en partie par le FNR décroître et avec eux les indicateurs de performance scientifique associés. Une réflexion sur des modalités de gouvernance et de financement couvrant toute la chaîne de l’innovation, de la recherche fondamentale à l’upscaling industriel, tout en veillant à mieux aligner les besoins de tous les acteurs, y inclus fédérations professionnelles, ministères et administrations publiques, est donc essentielle. Au niveau européen, l’orientation de la Commission dans la préparation du programme cadre Horizon 2020 semble annoncer un changement dans la bonne direction, avec un meilleur équilibre entre excellence scientifique et excellence en matière d’innovation.
Aujourd’hui, à la veille de la révision de la loi de 1987 sur les CRP et de celles sur l’Université du Luxembourg et le FNR, nous avons une opportunité unique de faire évoluer l’écosystème national de la RDI publique sur base des expériences et acquis du passé, des manquements observés, mais aussi des nombreux succès. Cette évolution ne pourra cependant se faire sans une concertation nettement plus forte entre l’Université et les CRP, dans le respect des autonomies de chacun, et sans un alignement structuré entre leur stratégie de développement et les initiatives des ministères. Une telle concertation stratégique dans le cadre des thématiques scientifiques identifiées depuis quelques années comme prioritaires pour le Luxembourg doit in fine aboutir à créer la masse critique nécessaire pour attirer au Luxembourg les meilleurs chercheurs, donner à sa communauté scientifique la visibilité internationale qui fait toujours défaut et par là, catalyser la création et le développement de niches économiques et industrielles.
Le projet de regroupement des CRP Henri Tudor et CRP Gabriel Lippmann, annoncé en avril 2012, témoigne justement de cette volonté « bottom-up » de faire évoluer les choses. Ce regroupement, qui ne se veut pas être une fin en soi, est certainement un moment-clé pour thématiser cette complémentarité, pour initier d’autres synergies possibles et utiles, voire ajuster la gouvernance globale du système.
Peter Feist
Kategorien: Forschungspolitik, Innovation
Ausgabe: 26.10.2012