Quand, au grand-duché de Luxembourg, l'histoire de la nation est éclipsée par la Linguistique historique et quand, au lieu du deuxième livre de la poétique d'Aristote on y redécouvre l'original du Yolanda Epos, l'Association luxembourgeoise de généalogie et d'héraldique nous livre les actes - en deux volumes - d'un colloque international "ouvert sur le monde" tenu à Luxembourg du 28 août au 3 septembre 1994.
Une section réunissait des spécialistes de l'héraldique, l'autre des historiens des migrations. Certaines (petites) certitudes d'historiens furent quelque peu mises à mal.
La longue querelle de certains Médiévistes à savoir si dans notre histoire nationale, dans la phase d'émergence de la famille de Luxembourg, il y eut un ou deux Siegfried risque d'être terminée. "Früher wurde gestritten, ob es im Hause Luxemburg einen Siegfried gab oder zwei. Meine Antwort lautet: es waren wenigstens fünf!" conclut le professeur Dr. Armin Wolf du Max-Planck-Institut für europäische Rechtsgeschichte (Francfort/ Main). Cet éminent historien montre - documents à l'appui - ce qui n'était pas même soupçonné : à savoir que, depuis la moitié du Xe siècle jusqu'au début du XIIe siècle, la famille des comtes de Luxembourg tint un rôle important dans le devenir de l'Europe ottonienne. Rôle jusqu'ici méconnu par les historiens luxembourgeois.
Mais les "ténèbres du Moyen âge" en cachent d'autres : par exemple cette étonnante enluminure "trop connue" du Codex Manesse d'un chevalier en armes. Nos manuels d'histoire des "petits lycéens" s'en servent pour illustrer le chapitre consacré au "Minnesang". Michael Schroeder, M.A. de Francfort, s'en sert pour comparer expression linguistique et héraldique et nous apprend à connaître Wachsmuot von Künzich, un ménestrel "Luxembourgeois" dont l'oeuvre fut réalisée entre 1220 et 1250, et qui était issu d'une famille de petite noblesse, des "Ministerialen" de Clémency ! De la littérature "moselfränkisch" de bonne taille et de bonne qualité avant même la composition du Yolanda Epos.
La certitude d'un duché catholique vertueux et superstitieux, aux frontières bien gardées où un émigrant qui revient mérite d'être mal accueilli parce qu'il se comporte mal, risque elle aussi de s'envoler. Un enfant perdu, un bon à rien, fut-ce Jean Caspar Cicignon d'Oberwampach. Celui dont le père, un quidam dans les archives du Conseil provincial (le gouvernement d'avant la Révolution française), nous est connu pour avoir demandé en 1670 certification de son titre de seigneur d'Oberwampach en vertu de l'héritage de son épouse. Ce même était chargé de l'entretien d'un autel dans l'église d'Oberwampach. Il payait - pour que des messes puissent y être dites - les ornements de l'autel, le calice et le missel. Mais le curé du lieu refusa au prêtre nommé (et payé) par Cicignon-père l'accès à l'autel auquel il était nommé.
Ces mêmes archives, en 1686, révèlent les plaintes faites contre le comportement honteux du Sire Cicignon (le jeune) de Wampach "in der Nacht des Bettendorfer Kirmestags" à l'égard du Sgr de Stein de Bettendorf. Cicignon aurait "(ein) an der Hofpforte Steins... mit Kreide geschriebenes Kompliment für Frau Stein und eine Injurie für ihren Mann an(gebracht)". L'enquête commise contre Cicignon fut classée par suite du départ de ce dernier pour Paris tandis que son lieutenant serait rentré en Norvège.
Histoire sentimentale ? La présence sur les lieux du prévôt de Bastogne, oncle de "Cicignon le Norvégien" et de leurs deux lieutenants peuvent faire penser à des histoires d'un autre type. La découverte - dans l'article de Harald Nissen - de la devise de Cicignon "Courage sans conduite / Est un seigneur sans suite / Conduite sans courage / Est un pauvre personnage", - adoptée cette même année lorsque Johann Caspar fut fait chevalier de l'ordre de Dannebrog - intégrée dans nos connaissances "locales" donne une autre dimension à ce "fait divers". Et peut-être aussi une autre orientation à une partie de notre historiographie future.
Harald Nissen, l'archiviste de la ville de Trondheim (Norvège) nous permet enfin de lever un peu plus le voile sur une famille qui n'était pas ignorée de nos historiens. Déjà Jean Haan et Bob Frommes furent fascinés par cet "aventurier". Harald Nissen nous présente d'autres facettes de cet honorable personnage, fondateur d'une des grandes familles de la noblesse norvégienne.
Carrière au Danemark et en Norvège - en passant par Venise - pour ce fils de hobereau de Oberwampach, apprentissage du métier de soldat à Vienne, Budapest, en Flandre et en Angleterre pour son petit-fils et successeur Frederik Christophe Cicignon - et, retour à proximité du pays d'origine de la famille pour son arrière-petit-fils Ulrich Friderich (vers 1710) qui fit son apprentissage militaire à l'Académie des Chevaliers de Strasbourg et à l'Académie de Lorraine à Nancy. En Norvège, il devint lieutenant d'un régiment d'infanterie et termina sa carrière comme Gouverneur militaire de Bergen.
L'affaire de l'autel de Oberwampach prend dans ce contexte une autre dimension et, comme dans un miroir, nous fait penser aux autels somptueusement décorés de ces villages de la Maurienne (Haute Savoie) d'où étaient parties des familles qui firent fortune à Luxembourg au XVIIe-XVIIIe siècles.
Et c'est encore un autre pilier de notre histoire nationale qui risque de s'ébranler. Selon les études récentes d'Antoinette Reuter, il apparaît que ce ne fut pas le passage sous souveraineté des Habsbourg d'Autriche en 1715 qui amena des "Steinmetzer" tyroliens vers le Luxembourg. Ils y étaient déjà installés auparavant. Les archives paroissiales de Thionville recensent, en effet, depuis 1600, des militaires du Vorarlberg et des "Italiens" du Misox et de la Valteline; ailleurs et un peu plus tard, des stucateurs grisons, des marchands savoyards, des maçons tyroliens etc.... . Et d'autres découvertes pourraient être réservées à ceux qui exploitent vraiment nos archives tant paroissiales que notariales ou "nationales".
"Das goldene Zeitalter Maria Theresias in der rückwärts verklärenden Analyse des Historikers des frühen 20. Jahrhunderts "pourrait lui aussi être revu par une historiographie plus proche des "normes" de l'actuelle historiographie européenne. Crises frumentaires, surpopulation et désir de trouver un mieux-vivre ailleurs, les causes immuables d'émigration des populations rurales et urbaines pourraient se révéler à qui sait interroger les "petites" archives des "petites gens". Paysans et bourgeois rêvèrent de cet ailleurs qui pouvait se situer dans le Sud-Est de l'Europe: Siebenbürgen, Banat... L'histoire de cette émigration n'est plus à écrire.
Mais vers l'Ouest, vers le nouveau monde ? Commença-t-elle dès le XVIIIe siècle ? N'est-ce pas un capucin luxembourgeois, le Père Raphaël, qui fit construire la cathédrale de New Orleans ? L'histoire est bien connue. Et le marchand de fourrures d'Echternach Peter Jackemin, son épouse et leurs cinq enfants... ? Et les nombreux habitants de Born et des environs qui voulurent "in die neue frantzosische Colonien in America abgefuhrt werden" et qui ne trouvèrent pas de bateau à Strasbourg (!). Ce n'est là que l'introduction de la communication de Jean-Claude Muller sur l'émigration vers le Nouveau Monde.
Quant aux enfants naturels, aux bâtards toujours mal aimés y compris par l'Église, ils posent un réel problème historique. "Searching what defines home for me... est la parole émouvante par laquelle un chercheur commence sa communication. Pour Suzanne L. Bunkers Susanna Simmerl Youngblut, A study of one Immigrant's Life, cette histoire débute - comme toujours - devant ces pierres de la mémoire d'une famille que sont les tombes. Une pierre à part dans la rangée dérangeant la ligne droite. Celle d'Angela Simmerl. L'"arbre généalogique" aurait pu être vite dessiné s'il n'y avait pas eu cette pierre.
Tout semblait pourtant évident. Des immigrants venus du Luxembourg au milieu du XIXe siècle, une jeune fille qui se marie aux États-Unis et qui donne naissance à neuf enfants. Une filiation "normale": Barbara, fille de Suzanne, etc. ... Vérification dans les archives de l'état civil: Barbara était l'enfant de Suzanne. Les faits étaient établis. Mais les archives paroissiales donnent une autre version des faits. Barbara serait la fille naturelle de Angela Simmerl. De sa grand-mère ! Un scandale ! ? Qui dit la vérité ? Qui a voulu l'étouffer ? Le maire ou le curé ?
Ce n'était pas fini. Nouvelles recherches, nouvelles découvertes: La petite Barbara, née le 30 décembre 1856, avait été "abandonnée" peu de temps après sa naissance par sa mère ! Comment était-ce possible ? Cette arrière-arrière grand-mère venue du Luxembourg et qui s'était si bien occupée de sa famille dans le Nouveau Monde... Finalement elle découvrit une extraordinaire solidarité familiale: pour ne pas mettre en danger la vie de sa petite-fille qui venait de naître et garantir l'avenir de sa fille qui voulait partir aux États-Unis, Angela, la grand-mère - avec la complicité du curé - prit "la chose honteuse" à son nom, et adopta d'une certaine façon la petite Barbara. En attendant le moment propice pour rejoindre Suzanne, la mère, aux États-Unis. Cela se fit en 1866 - quand la paix fut revenue en Amérique du Nord et l'immigration de nouveau permise.
À qui ne veut pas se fier aux apparences et aller plus loin, Jean-Claude Muller et Jean Ensch fournissent une première bibliographie sommaire de cette nouvelle histoire.
Les courants d'émigration vers la France, essentiellement vers Paris (peu sur l'émigration pourtant importante vers la Lorraine), vers la Belgique et les colonies belges, vers l'Allemagne, la "grande Autriche surtout la Roumanie (le Banat)", les États-Unis, la Russie, la Chine, le Maghreb et l'Australie sont à peu près connus.
L'immigration quant à elle a été longtemps ignorée par les historiens de la Nation. Elle commence à être étudiée, essentiellement par les historiens modernistes. Ce sont les vallées tyroliennes qui ont capté l'attention depuis les travaux de recherche de Gottfried Juen - mort trop jeune - et dont les recherches seront éditées par Jean-Claude Muller et Fernand Emmel. Quant à Antoinette Reuter, elle s'est surtout intéressée à l'immigration alpine dans son ensemble.
Immigrations d'autres temps et d'ailleurs et sous d'autres formes, mieux connues par les travaux des littéraires lorsqu'il s'agit de réfugiés politiques illustres tel Victor Hugo, ou encore étudiés par les historiens de la guerre lorsqu'il s'agit des militaires ou par les historiens des mouvements ouvriers pour les ouvriers italiens ayant participé ou non aux grèves dans nos usines.
Mais des autres ? Les ingénieurs et les artisans de la métallurgie, les "ouvriers" belges, portugais, espagnols, polonais, russes blancs, scandinaves... Ceux qui - comme ce jeune couple russo-polonais - fuyaient la Révolution et arrivèrent - après maintes étapes - sur les bords de la Moselle pour s'installer à Differdange ou ailleurs. Ou encore les juifs des pays de l'Est qui s'installèrent aussi dans la Minett et qui contribuèrent à la constitution d'une communauté vivante (Paul Cerf, Isi Finkelstein : Les Juifs d'Esch, Déi Escher Judden, Chronique de la Communauté juive de 1837 à 1999).
Espérons que cette bibliographie ne sera jamais close, jamais complète. Comme cette vivante réalité qui se manifeste dans nos quotidiens, sous la forme d'"avis mortuaires" et de "fêtes de famille". Car derrière ces simples noms et prénoms il y a toute une histoire à laquelle ce colloque a voulu rendre justice.
La publication est présentée par Jean-Claude Muller et éditée par l'Association luxembourgeoise de généalogie et d'héraldique.
La ville et ses habitants. Aspects généalogiques, héraldiques et emblématiques. Volume I des Actes du XXIe Congrès international des sciences généalogique et héraldique 28 VIII - 3 IX 1994, édité par Jean-Claude Muller, Annuaire 1994 de l'Association luxembourgeoise de généalogie et d'héraldique asbl., Luxembourg, 1999, ISSN 1016-216xX, ISBN 2-919919-07-5, 448 pages.
Migrare Humanum est... Émigration [&] Immigration au cours de l'Histoire. Volume II des Actes du XXIe Congrès international des sciences généalogique et héraldique Luxembourg 28 VIII - 3 IX 1994, édité par Jean-Claude Muller, Annuaire 1995 de l'Association luxembourgeoise de généalogie et d'héraldique asbl, Luxembourg, 1999, ISSN 1016-216xX, ISBN 2-919919-08-3, 340 pages. / Adresse de l'association: B.P.118, L-7502 Mersch.