Le livre de Paul Cerf et Isi Finkelstein Les Juifs d'Esch - Déi Escher Judden, Chroniques de la Communauté juive de 1837 à 1999 est paru voici un peu plus de deux mois à l'occasion de la célébration du centenaire de la première synagogue de la métropole du fer détruite par l'occupant nazi pendant la dernière guerre. Il rencontre un vif intérêt. Ce qui est en effet remarquable dans cet ouvrage de deux historiens qui se disent amateurs, c'est d'avoir établi des liens entre des histoires de particuliers et la grande catastrophe de la déportation qui décima la communauté juive luxembourgeoise.
Sur fond couleur bleu ciel, le dessin de couverture peut faire penser à un Städtle d'Europe centrale, où la maison de Dieu dominerait celles des notables et commerçants aisés et des plus modestes ouvriers et artisans. Ces maisons-là se trouvaient à Esch, qui a encore aujourd'hui par endroits ces dimensions de grosse bourgade que le temps aurait oublié, quand l'extraction de la minette fit sa fortune et l'honneur d'industrieux dont certains retrouvaient dans le parler luxembourgeois des accents frères de leur yiddish rhénan. Ils furent nombreux à être attirés par l'or rouge, les Polonais, les Italiens et la diaspora juive, qui, par la grâce non pas de Dieu mais de Napoléon, virent leurs noms patronymiques portés sur les registres de l'état civil de la commune.
Pour le peuple du Livre, ce recensement démocratique sur les tablettes de la sédentarisation devait être jubilatoire quand il semblait avoir été condamné à un éternel balancement "entre la terre promise et la terre natale". Cette phrase aux accents messianiques de l'écrivain Georges Perec n'a d'égal que la volonté de Paul Cerf et d'Isi Finkelstein de ressusciter d'humbles destins qui basculèrent dans la tragédie des camps de la Seconde Guerre mondiale. Car si l'histoire commença bien en 1837, date où apparaît le premier nom juif inscrit à l'état civil de la commune, elle se termina fort mal à partir de 1941 pour les Escher Judden et tous les autres du Grand-Duché devenu Gau quand ils ne furent pas rattrapés en France où ils étaient partis se réfugier au petit matin du 10 mai 1940.
Paul Cerf a trouvé la copie des listes des déportés depuis le Grand-Duché dans les archives de la communauté juive de Luxembourg. Personne ne sait comment, c'est-à-dire qui les a déposées là. S'ajoutent des quêtes plus aléatoires, comme ces "avis à se souvenir" lancés par voie de courrier interne à la communauté juive ou par voie de presse. Si les réponses furent peu nombreuses jusqu'à parution de cet ouvrage - souvent des oublis par omission de la part de la communauté juive, chacun vaque à ses affaires, la vie continue - aujourd'hui les témoignages affluent. L'émotion semble être un excellent électrochoc. Les souvenirs de tel ou tel Eschois qui souvent était sur les bancs de l'école avec les victimes de la Schreibtischmörderaktion ou que leur mère emmenait aux emplettes dans les magasins juifs "où on faisait toujours de bonnes affaires", comme l'étaient les relations de voisinage.
Les 650 Luxembourgeois, dont cent Eschois, firent partie des convois systématiquement organisés par les fonctionnaires du Grand Reich pour envoyer les 300 000 Juifs allemands dans l'enfer concentrationnaire de la mort organisée. Paul Cerf s'émeut et note. Il voudrait que ses recherches puissent le mener aussi systématiquement aux terminus d'Auschwitz et de Theresienstadt. Pour retracer l'itinéraire de la déportation, depuis l'enregistrement des bagages, le dépôt des clefs à la mairie (même avec chauffeur, c'est-à-dire en ambulances spécialement affrétées pour les malades, de leur domicile à la gare, où leur était délivré un aller simple), haltes des trains de voyageur comprises. Parce que pour les juifs déportés de
France, depuis Drancy à partir de 1942 et emmenés cette fois en wagons à bestiaux, les détails sont moins minutieux quand l'industrie de la mort devint plus fébrile.
Alors, les photos, page 45 des Chroniques de la Communauté juive prennent une dimension particulière. Il a fallu que Josy Nathan saute par dessus son ombre pour rechercher après la guerre auprès de ceux qui les avaient hébergés - c'était en zone occupée, lui était en zone libre - ces images de neuf membres de sa famille arrêtés le 28 octobre 1942, déportés de Drancy à Auschwitz et gazés à leur arrivée. On cherche des ressemblances dans ces sourires sous le soleil de la Charente cette année-là. On a connu leurs frères Cerf, Émile et leur soeur, ma grand-mère Caroline. Elle avait en partage avec ses frères l'appétit paysan des Dippecher qui se moquaient du cholestérol. Leurs agapes étaient mémorables ; à chacun le goût de ses souvenirs.
Pour Paul Cerf, c'est aussi celui du Pökelfleisch de Nathy Seckler. Gâtes-sauce, les mêmes qui ne l'ont pas aidé dans des recherches plus dramatiques, se sont émus de la publication de cette recette gourmande page 83. Mais c'est en cela aussi que réside la valeur de ces chroniques. Paul Cerf et Isi Finkelstein font résonner l'histoire de chacun, avec le sel de la vie et des larmes, quand à la fin du livre, ils doivent brutalement énumérer les noms des disparus de confession israélite d'Esch-sur-Alzette. La mémoire et le deuil ont les nuances de bien des sentiments.
Paul Cerf, Isi Finkelstein, Les Juifs d'Esch - Déi Escher Judden, Chroniques de la Communauté juive de 1837 à 1999, Éditions des Cahiers luxembourgeois