"Nous sommes, au carrefour des cultures, le trait d'union des littératures française et allemande. C'est là ce que nous avons reçu en héritage: notre richesse. N'avons-nous pas d'ailleurs la bonhomie latine et le sérieux germanique ? Dans notre langue la syntaxe allemande et les accents français ne se mélangent-ils pas ?"
Voilà pour le raccourci, la formule, la carte postale: Bien le bonjour de Luxembourg... Que la réalité soit autre, que le discours artistique diffère du discours politique, c'est ce que nous pressentions tous, c'est ce qui depuis longtemps se donnait à lire entre les lignes. Mais on ne s'était encore jamais donné la peine d'analyser aussi précisément, aussi élégamment les caractéristiques d'une certaine littérature luxembourgeoise que Corina Mersch dans son essai, Un miroir aux alouettes.
En prenant appui sur l'exemple de son compatriote Cioran, Corina Mersch part de ce constat: une littérature nationale ne se construit pas sur l'addition de quelques écrivains, fussent-ils des créateurs d'exception. Non, une littérature nationale, telle que n'en possèdent que quelques rares pays européens, se base sur l'appartenance à une tradition singulière, forte, exclusive. Cette culture sera dominatrice; elle instaure une ligne de partage entre l'ici et l'ailleurs, entre les citoyens et ce que dans le monde antique on appelait les barbares. Pour ces étrangers qui ont changé de maison, ces métèques, commence alors une vie nomade, une vie d'écorché vif, tiraillé entre le sentiment de ne n'être pas vraiment d'ici et le savoir de n'être plus de là-bas.
Entre-deux ou en marge - étant entendu que nul ne saurait survivre dans ce néant ontologique - les petites littératures comme la nôtre sont en quête de légitimité. D'où la nécessité de se créer une mythologie: "Le vrai nomade sait conférer aux paysages qu'il arpente une dimension légendaire", nous dit l'auteure. Mais entre la mythologie et la mythomanie, la frontière est friable. Ce miroir dans lequel nous voudrions voir notre reflet idéalisé peut être trompeur; il peut devenir un miroir aux alouettes. Et Corina Mersch de citer l'anecdote de ces patriotes roumains qui ont voulu "démontrer que Ronsard était d'origine roumaine" ; ce qui, à vrai dire, est à peine plus "gros" que de vouloir faire du Luxembourg une source d'inspiration pour Goethe, Hugo ou Gide.
Prenons garde cependant de ne pas trop vite confondre se tromper et errer. L'erreur et l'errance peuvent être le signe d'une authenticité, d'une sincérité fondamentale. Blanchot n'écrivait-il pas que "tout artiste est lié à une erreur avec laquelle il a un rapport particulier d'intimité" ? C'est sous cette paradoxale hypothèse de travail que l'auteure place son ouvrage: la dérive comme possible mythe fondateur d'une littérature luxembourgeoise.
Ici, le thème sert la structure même de l'essai, ou vice versa: la forme du dictionnaire qu'adopte Corina Mersch ne prétend à aucune logique dans le cheminement et soumet ses définitions - comme Barthes dans Fragments d'un discours amoureux - à "deux arbitraires conjugués" : la nomination et l'alphabet.
Mais peut-être pourrait-on regretter que l'auteure n'ait pas été jusqu'au bout de sa logique de l'errance; une logique qui aurait voulu qu'on fasse l'économie de cette conclusion qui force un peu l'alphabet en le faisant se terminer sur les lettres JP [&] PJ.
Corina Mersch: Le miroir aux alouettes, Petit dictionnaire de la pensée nomade, éditions Phi Essais et Centre national de littérature, 1999, 206 pages, 750 francs; ISBN: 2-87962-107-0