En voilà une exposition qui vient à son heure, en l’occurrence la saison à laquelle réfère son titre. Oui, c’est l’été, avec son ensoleillement record, l’éclat de ses couleurs, la chaleur, et pour rendre le tout supportable, des fois une brise de fraîcheur. Il y a de toute cela rue Saint-Ulric, dans l’exposition de la galerie Zidoun & Bossuyt ; à l’entrée, ça commence dans un coloris plus retenu encore, dans les belles compositions comme en hommage à la géométrie moderniste de Martine Feipel et Jean Bechameil, plus loin dans l’espace en plein air au pied du plateau, il y a leur détournement d’une grande branche d’arbre, artifice mué en occasions de siège ; on avance et c’est l’exubérance des vases en céramique de Brian Rochefort, la forme initiale débordant de toutes les couleurs, de toutes les traînées de matière possible, bien sûr qu’on se souvient des encrassements dans les ateliers de tels artistes, avec toutefois plus de légèreté, et aux murs de la salle les peintures de Louis Granet et leur foisonnement d’images prises dans quels tourbillons.
Dira-t-on que l’exposition, dans ce parcours qu’elle offre au visiteur, est un peu aussi le rapprochement du classique et du baroque. Ou qu’elle associe, au-delà de leur opposition binaire et traîtresse, l’ordre et le désordre, tous deux, à en croire Julien Gracq, des menaces égales pour le monde. D’un côté l’engourdissement, la léthargie ; de l’autre la confusion, le chaos, et l’arbitraire qui va avec. Ses romans, ses récits, ne se situent-ils pas justement au moment où les deux se trouvent à la limite, en haute tension, dans un moment d’attente, de basculement, et d’autant plus prenant, plus passionnant.
L’œuvre de Martine Feipel et Jean Bechameil tel que le décline le livre qui vient de paraître a toutes ces caractéristiques-là. Quelque quarante pages qui sont comme un prélude (le livre en comporte plus de 250), voire un regard dans leur laboratoire, furtif coup d’œil sur des processus de création, suffisent à nous en convaincre. Avant que ne soit déployé leur magnum opus, Theatre of disorder, qu’on revoit, revit après l’exposition du Casino Luxembourg, son fouillis électronique, un Lénine décapité au cœur balançant, ses installations, et comme aboutissement un dessin explicatif de tant de mouvements ou interrelations. On est définitivement passé dans le monde robotique que les textes nous ouvrent, on saura tout sur l’utilisation d’un automate programmable industriel, et tant mieux s’ils nous laissent, dans un monde a priori déshumanisé, désenchanté, sur une note d’espoir.
Voilà par ailleurs ce sur quoi on n’insistera jamais assez dans le travail de Martine Feipel et Jean Bechameil, comment le temps y est déplié, passé, avec tant soit peu de nostalgie, du moins de mélancolie, jusque du côté de l’histoire de l’art, un modernisme où l’idée de progrès valait encore, présent et futur, avec quelque appréhension, très vite combattue par l’art même, sa mise à distance, en doute. Martine Feipel et Jean Bechameil avaient une première fois eu recours à des moteurs programmables pour les sculptures de Ballet of destruction, à Esch-Belval, des vestiges ou fragments industriels y avaient été appelés à une vie nouvelle, un nouvel ordre s’y manifestait fait d’une chorégraphie leur enlevant toute lourdeur.
Il est, au fil des pages du livre, ces retours en arrière, objets musicaux comme fixés à jamais dans une blancheur quasi immatérielle, voitures enlisées, grands ensembles troués qui à l’époque passaient pour « un monde parfait ». De la sorte, sur l’architecture, sur l’urbanisme, la confrontation se fait, sans éclat, d’un coup comme pour le voyage arrêté du bus moulé en taille réelle sur la plage belge, oui, le rêve rejoint, annihilé par la réalité.
On se rappelle l’univers étrange réalisé au centre d’art Nei Liicht, à Dudelange, et l’année après, en 2011, celui que Martine Feipel et Jean Bechameil nous ont fait parcourir à la Ca’ del Duca, lors de la biennale de Venise. Le titre en était : Le Cercle fermé, ce qui pourrait renvoyer du côté de l’ordre, d’un état statique ; or, jamais le lieu abandonné des artistes aujourd’hui, n’était apparu, n’est apparu depuis plus ouvert, pris dans un mouvement ensemble de fragmentation et de multiplication ; dans un désordre qui déroutait, donnait lieu à une perception inédite. Nous étions au pays des merveilles de Venise, ou pour employer une autre image, plus forte, au théâtre de l’absurde ; seulement, et l’on s’en rendait vite compte, comme pour tout l’œuvre de Martine Feipel et Jean Bechameil, il y avait, nouveau paradoxe et non des moindres, dans cet absurde une bonne part de raison.