Le sujet s’invente et se construit au creux d’une identité narrative. Selon le philosophe Paul Ricœur, l’identité personnelle renvoie à un double rapport au temps : l’être humain est inscrit dans la passéité du temps et, malgré cela, quelque chose de lui se maintient inchangé – comme une parole donnée et tenue. Convoquer la notion de « récit de soi » pour parler du travail d’un artiste qui est aussi un conteur d’histoires permet en effet de mieux comprendre sa « parole », ou plutôt son expression artistique, qui est adressée à l’autre, mais aussi à soi. Un soi qui concerne aussi bien l’artiste que le récepteur de son œuvre.
Le travail de João Penalva est en effet un processus de transmission, ou encore l’archive d’une sorte de mémoire (réelle et imaginaire) explorée dans une perspective à la fois formelle et théorique à travers la narration. L’artiste accueille ainsi le visiteur dans le flux temporel de ses « histoires fictives » en jouant entre le dévoilement d’éléments autobiographiques collectionnés (des histoires mais aussi des objets trouvés, choisis, des mots écrits ou dits), des plongées dans son imagination et des moments de pause, puis des photographies au statut ambigu car elles gardent – même lorsqu’elles sont mises en scène – un caractère documentaire. Cette coexistence brouillée des niveaux de réalité et de non-réalité, que l’on pourrait qualifier de caractéristique fondamentale du travail de l’artiste quel que soit son médium (texte, photographie, peinture, vidéo, installation, etc.), donne lieu à une expérience esthétique qui est à la fois fabuleuse et envoutante. L’on comprend assez vite qu’il n’est justement pas question de comprendre, de trier et de ranger les éléments dans les cases du vrai et du faux, mais plutôt de se laisser prendre par ce travail qui est aussi généreux qu’exigeant : il n’est accessible qu’à celui qui ose se laisser porter par l’histoire (ou plutôt par sa propre relation à l’histoire contée) et par les sensations (qui deviennent parfois des émotions assez profondes). Pour que la fable agisse, « il suffit » donc de jouer au jeu de l’artiste.
C’est précisément son projet : la narration comme posture, voire comme geste et manière d’exprimer quelque chose d’intime qui reste ouvert au collectif. João Penalva choisit minutieusement chaque détail de ses installations comme s’il écrivait des phrases très précises – avec des mots mais aussi avec des objets. Tout compte, mais les éléments sont simples, un rayon de lumière sur de la poussière qui danse, un pantalon mangé par les mites, une machine à café (cachée), du velours comme transition d’une salle à l’autre, le récit du récit d’un rêve, un choix de moments de la vie quotidienne plutôt doux (réveil et rencontre du couple dans la cuisine au milieu de la nuit, s’enfoncer dans un fauteuil trop confortable, pouvoir calmement fermer les yeux pendant l’exposition), se retrouver tout d’un coup entre conscient et inconscient, entre soi-même et un autre (l’œuvre d’art). Et cela marche parce que l’artiste n’essaye pas de rendre le banal extraordinaire, mais plutôt d’attirer l’attention du visiteur sur la capacité du banal à engendrer du merveilleux. Et il maîtrise si bien son jeu (son travail en réalité), qu’il nous emporte vers le fantastique par le truchement, par exemple pour l’œuvre majeure qu’est Pavlina and Dr. Erlenmeyer (2010), de l’histoire fictive de la mort soudaine du chimiste dont les recherches ont conduit à l’invention de la naphtaline et du cauchemar d’une entomologiste.
L’assemblage des éléments qui constituent ces récits est peut-être très précis, mais l’horizon d’interprétation reste constamment ouvert : l’artiste envoute sans enfermer. C’est agréable de prendre le temps de tourner/caresser les belles pages de ses livres d’artiste qui sont posés sur les tables, d’essayer de lire les longues listes à travers lesquelles l’artiste amène les yeux, le nez, la bouche, etc., dans son exposition. Il y a une élégance dans la manière de Penalva d’insérer l’énigme dans son travail.
Quelque chose qui reste. C’est en sortant de l’exposition, et même plusieurs jours plus tard, quand les réminiscences de ce passage commencent à apparaître que l’idée devient plus claire : le travail du commissaire de l’exposition, Clément Minighetti, suscite souvent ces « plongées » assez singulières dans les univers des artistes.
Pour revenir à Ricœur, à côté des modifications engendrées par le passage du temps (ou par le travail avec les différents artistes), certaines caractéristiques restent identiques, immuables, permanentes : ces invariants constituent pour le philosophe l’identité, nous pourrions dire ici qu’ils forment le caractère du travail du commissaire. Le choix et la disposition des œuvres – de correspondances – dans l’espace par exemple : procurer au visiteur le bonheur de s’enfoncer dans un canapé (en cuir cette fois-ci) une deuxième fois et de retrouver l’idée du rêve possible à travers les photographies d’hommes qui dorment qui se fondent l’une dans l’autre. Choisir cette œuvre – qui est une juxtaposition de personnes qui n’ont comme point commun que leur activité, le sommeil – juste après être passés par les loges d’un théâtre (cette si belle série de photographies de costumes et de chaussures) est en effet une manière assumée et très maîtrisée de donner toute sa place à l’association libre. Il y a une audace dans le travail de Clément Minighetti, qui permet d’entrer dans la poétique du travail de l’artiste, dans sa rêverie et sa sensibilité. Comme si le commissaire, dont nous pourrions dire que le travail consiste également à raconter une histoire, jouait et prenait lui aussi plaisir à ne pas devoir découvrir une vérité absolue. Et il arrive à transmettre ce jeu et cette rare sensation de liberté (ne pas pouvoir se tromper).
« João Penalva fait du récit un art visuel », explique le commissaire – tout en faisant du récit une pratique curatoriale. Et c’est ainsi qu’apparaît la singularité de son travail, on le reconnait, ses expositions ont une manière, un rythme, quelque chose qui fait que les expériences esthétiques restent un peu plus longtemps sur la peau, l’on est souvent pris dans les œuvres, les esthétiques, les univers très différents avec lesquels il choisit de travailler. Reste toujours cette sensation : être simultanément pris et libre, se déconnecter du monde extérieur, s’approprier des lieux (en entrant dans un vide, en sortant du temps, en déambulant dans un paysage sonore). C’est bien de ces suspensions, si rares et si agréables, dont on rêve en entrant dans une exposition. Et c’est ce que l’on ressent à travers le travail du commissaire (et de l’artiste aussi) – comme s’ils s’étaient bien trouvés : inviter les spectateurs à entrer dans un état esthétique, un étant un peu second, à la fois un calme et une présence plus intense au présent.
Réussir à transmettre ces expériences souvent assez intimes avec les œuvres et à partager sa passion pour l’art est une manière de raconter une histoire dont les termes sont les œuvres mêmes. En discutant de son travail, Clément Minighetti évoque avant tout l’importance de la relation avec les artistes, « c’est d’abord un rapport humain basé sur la confiance », puis les recherches-échanges menés avec les artistes, « l’aboutissement à une exposition devient ensuite une étape transitoire vers la prochaine situation ». Le commissaire évoque également l’importance du rapport au public, en parlant du rythme d’une exposition, des ralentissements, des surprises, de la mise en place d’un jeu de transitions, du conditionnement d’une visite, de son choix d’y insérer des respirations, des souffles, puis des accélérations : des équilibres qu’il décrit assez justement comme étant « chorégraphiés ». « Une énigme non résolue reste à jamais un mystère », dit-il en souriant.
C’est une très bonne clé de lecture pour Door, la production du Mudam pour cette exposition, et à propos de laquelle l’artiste a expliqué que c’était aussi sa manière de se rapprocher du visiteur en lui demandant de prendre une position un peu inconfortable cette fois-ci, en jouant avec lui (car il ne peut tout voir), en le repositionnant dans la situation heureuse de l’enfant bien caché qui observe le monde depuis la petite ouverture qui relie sa cachette au monde.