Rétrospectivement, la Mostra de Venise anno 2020 a ressemblé à un rêve qui n’a pas vraiment eu lieu. En plus, après des critiques virulentes en direction de l’équipe autour d’Alberto Barbera – son contrat fût prolongé de quatre ans cette semaine –, la compétition officielle se composait de films réalisés par des réalisatrices avec un ratio jamais vu au Lido. Un de ces films était Le sorelle Macaluso (Les soeurs Macaluso) le nouveau long-métrage de l’auteure-réalisatrice italienne Emma Dante.
Emma Dante adapte ici sa pièce de théâtre éponyme en racontant l’histoire de cinq sœurs et leurs liens à travers trois époques : la jeunesse, l’âge adulte ainsi que le troisième âge. Derrière les codes du mélodrame classique se trouve une réflexion touchante sur la dépendance réciproque de cinq êtres liés par le sang. Au delà des notions de vie ou de mort. Ces cinq êtres deviennent un seul au cours des vies de chacune d’entre elles. L’appartement familial qui veille sur les cinq femmes comme un membre parental —- qui sont d’ailleurs inexistants dans la constellation du film — y joue un rôle déterminant. Le sorelle Macaluso réussit une balance intéressante d’être une fresque familiale à travers les temps et un tearjerker qui risque d’activer les glandes lacrymales. Tout en restant en dessous des 90 minutes de film. Nous avons eu la chance de rencontrer à Emma Dante lors de son passage au Lido pour parler de la manière de travailler avec trois comédiennes sur un seul personnage, des difficultés de l’adaptation d’un texte de théâtre en scénario de film et pourquoi la myopie n’aurait pas que des désavantages.
D’Land : Vous avez écrit cette pièce et l’avez adaptée vous-même ai cinéma. Un scénario de film est une pièce de littérature très éphémère et avec une utilité très claire, pas comme un texte de théâtre. Quelle était la difficulté, le défi de cet exercice de réécriture ?
Emma Dante : Heureusement je ne l’ai pas écrit toute seule mais avec deux co-scénaristes, Giorgio Vasta et Elena Stancanelli. On voulais raconter des gens vivants qui vivent avec des morts. Mais ces morts ne devaient pas ressembler à des fantômes. C’était ça la difficulté. Comment montrer qu’on passe notre vie avec nos morts dans un dialogue entre les deux.
Je n’ai pas vu la pièce du théâtre, mai j’ai appris qu’elle se joue avec une temporalité en moins par rapport au film. Les personnages jeunes, qui ouvrent et tiennent un bon tiers du film, ne font pas partie de l’œuvre théâtrale. Comment avez-vous pris la décision d’ajouter ce niveau ?
Dans le spectacle, il n’y pas d’âge. Seulement un temps. La pièce se base sur l’espace, alors que le film se base sur le temps. Et c’est dans l’espace qu’il y a cette coexistence entre les gens qui sont morts et ceux qui sont vivants. Mais pour donner l’idée de cette promiscuité entre les morts et les vivants au cinéma c’était très important d’ajouter des âges à partir de cette journée qui marque à jamais la vie des sœurs.
Même si le film se distingue clairement de la pièce, l’espace de l’appartement a tout de même une importance cruciale. Et il fonctionne presque comme une scénographie de théâtre aussi. Comme votre premier long-métrage Via Castellana Bandiera, Le sorelle Macaluso assume sa nature presque théâtrale. Comment avez-vous construit ce personnage, qui est l’appartement ?
Ce qui est bizarre c’est qu’au théâtre, le plateau était vide. Il n’y avait pas de scénographie du tout. Mais il y en a clairement une dans le film. On a loué l’appartement du film pendant dix mois avant le début du tournage. Il était complètement vide lorsqu’on l’a trouvé et on a commencé à répéter avec les comédiennes deux semaines avant le tournage dans cet espace toujours vide. Accompagnées du scénographe, on ajoutait au fur et à mesure les meubles et les objets. On organisait quasiment un casting pour chacun des meubles.
Le film d’ouverture du festival de Venise - Lacci de Daniele Luchetti - a mis en place une double distribution pour ses personnages. Vous en ajoutez une de plus et laissez exister vos personnages à travers trois générations. Comment avez-vous travaillé ces personnages avec vos comédiennes ? En groupe ou une après l’autre ?
Pendant les deux semaines de répétitions, j’ai travaillé avec les douze actrices qui jouaient les cinq personnages. Il y avait des jours par exemple où j’avais les trois actrices qui jouaient le personnage de Katia ou celles qui jouaient Pinuccia. Dans l’appartement, on voyait leurs gestes et leur façon de se déplacer dans l’intérieur. L’idée était de faire de sorte que chacune d’entre elle finisse avec les mêmes manières du personnage. C’est comme ça que je travaillais avec elles.
C’était comment de confronter les trois générations - les plus jeunes et les moins jeunes - pour le faire travailler ensemble ?
La plus jeune fille était finalement beaucoup plus professionnelle que la majorité des actrices adultes. Le seul problème qu’on a eu avec elle était quand elle a perdu des dents. On lui a mis des fausses dents, mais elles les a rejetées. C’était le seul petit moment de tension pendant le tournage.
C’est très intéressant d’observer les films de quelqu’un qui vient du théâtre. Dans votre premier film, vous aviez enfermé vos actrices dans une voiture et une rue et, ici, vous ouvrez l’espace et les laissez agir dans un appartement aux fenêtres ouvertes. Est-ce que vous allez continuer à ouvrir les espaces des vos personnages ou est-ce que vous allez vous ouvrir vers des espaces cinématographiques aussi ?
C’est vrai que dans Via Castellana Bandiera la rue était presque un huis-clos ou un couloir dans un appartement. La façon avec laquelle je travaille sur l’espace au théâtre ou au cinéma est très différente. Au théâtre, j’ai toujours l’impression d’être myope. C’est-à-dire que je ne vois jamais les détails. Comme si mon regard venait de très loin. Le cinéma me permet de corriger à travers les lentilles cette vision myope de la réalité. C’est comme ça que je le vois. Il y a la possibilité de regarder les détails dans un espace, même s’il est très petit, mais c’est la perspective qui prend une dimension très large. Ce qui me permet de voyager dans cette vision qui devient plus large sur le détail. ●