Il n’est que huit heures et demi ce lundi matin et il fait déjà chaud, 22 degrés, tendance à la hausse. En venant, via Arlon, le soleil matinal a fait miroiter les carcasses des voitures bloquées dans les bouchons de l’autre direction, de derrière la frontière jusqu’à l’entrée de Luxembourg-Ville. L’Espace Jean Monnet à Longlaville, village frontière de 2 500 habitants que les anciens Luxembourgeois appellent encore Longsduerf, est un no-mans-land au milieu de terrains abandonnés transformés en parkings. Entrée interdite disent de timides panneaux en haut d’escaliers en béton décrépi menant vers les anciens bâtiments industriels en brique qui datent de la fin du XIXe, début du XXe siècle, dont l’imposante Halle des soufflantes (beaucoup plus majestueuse que celle de Belval, soit dit en passant), que le dernier occupant, le producteur de produits en plastique Tontarelli – qui produit à quelques dizaines de kilomètres de là, à Bascharage, mais utilisait ces halles pour le stockage – vient de quitter. Il cherche un repreneur. Les portes et fenêtres du bâtiment adjacent sont condamnées, des mauvaises herbes et des haies ont poussé entre les bâtiments, le lierre couvre une partie du haut d’un des immeubles, sur lesquels aucun artiste graffiti ne s’est encore exprimé. Dès l’arrivée, on a le sentiment d’une gloire passée, d’un paysage marqué par le désastre économique. La Halle des soufflantes faisait partie de la fière industrie sidérurgique du bassin de la Chiers, qui employa jusqu’à 30 000 travailleurs venus de l’Europe entière à la recherche de travail – le dernier haut-fourneau ferma en 1987, laissant derrière lui une région sinistrée, qui tente depuis quarante ans de se relever de ce coup dur. Avec l’attractivité du marché de l’emploi luxembourgeois comme seule perspective pour beaucoup de ses habitants.
À côté de ce triste site industriel abandonné, un bâtiment administratif banal, avec une rotonde miroitante en guise de hall d’accueil, se vante d’être la Maison de la formation et de l’emploi – et en même temps l’antenne régionale pour le bassin de la Chiers de Pôle emploi. « Restons zen ! » y prônent des affichettes colorées, et effectivement, l’ambiance est vraiment décontractée. On y accueille les demandeurs d’emploi sans rendez-vous le matin et la queue ne rétrécit pas. De très jeunes couples, parfois même avec enfants, mais aussi des pères avec leurs fils, des copains venant à deux ou des personnes seules, de tous âges, attendent leur tour avec beaucoup de discipline. Au centre de l’administration, une table sur laquelle l’édition du week-end du Luxemburger Wort, celle avec les annonces d’emploi, peut être consultée. Des ordinateurs sont à disposition de ceux des clients qui n’ont pas d’équipement informatique à la maison pour écrire un CV ou consulter les offres en-ligne, un agent les guide en cas de besoin. Une très jeune et très timide étudiante en psychologie est introduite, elle observera les interactions entre les agents de Pôle emploi et les clients. Sur de petits présentoirs en carton, des dépliants font la publicité pour le travail à l’étranger – Belgique et Luxembourg –, mais aussi pour une carrière dans l’armée ou la marine. On vient ici pour rechercher un emploi ou pour se faire indemniser en cas de chômage. Par exemple si on a perdu son emploi au Luxembourg. Comment cela se passe actuellement ? Quelles sont les démarches à suivre ? La réceptionniste ne veut pas répondre, « on n’est pas autorisé à parler à la presse ».
Morgane1 était dans ce cas. Elle était au chômage pendant un peu plus d’un an après avoir travaillé durant vingt ans au Luxembourg. Originaire de Yutz, elle s’était faite licencier par son entreprise pour cause de restructurations internes. Elle a donc dû faire une demande d’un formulaire appelé U1 à l’Adem luxembourgeoise, qui transmettait à son Pôle emploi le plus proche – dans son cas celui de Thionville –, qui l’indemnisait à 57 pour cent de son dernier salaire (contre 80 pour cent avec un plafond maximum à 5 000 euros au Luxembourg). « Mais je me suis quand même inscrite à l’Adem en tant que demandeuse d’emploi, car je voulais rester au Luxembourg. » Elle y avait donc un rendez-vous mensuel, mais sur base volontaire et, se souvient-elle, dans des conditions pas vraiment accueillantes : horaires spéciaux de consultation très tôt le matin, entre sept et neuf heures, réceptionnistes pas toujours aimables… « J’y suis surtout allée pour exister au Luxembourg », explique Morgane. Car elle est débrouillarde et a cherché par elle-même, a consulté les offres, a contacté des cabinets de recrutement, mais n’a passé que très peu d’entretiens. Elle savait qu’elle voulait continuer à travailler dans la même branche et a finalement trouvé par elle-même et sans agence son nouveau poste … au Luxembourg. « Quand j’étais au chômage, je me levais quand même tous les matins à six heures pour me motiver, se souvient-elle. Financièrement, c’était dur, mais moins pire que de vivre avec un salaire français… »
Le cas de Morgane est symbolique dans le débat actuel sur l’indemnisation des travailleurs frontaliers au chômage sur le plan européen. Jeudi 21 juin, dans le cadre d’un Conseil européen sur la politique sociale de l’Union européenne qui s’est tenu au Luxembourg, les 28 ont trouvé un accord à l’arrachée dans ce difficile dossier : alors qu’actuellement, les frontaliers cotisent au système social dans leur pays d’emploi, une fois au chômage, ils sont indemnisés dans leur pays de résidence. La France notamment est un des pays revendiquant ce changement, car son système social accuse de sévères pertes à cause de cette inégalité, jusqu’à 673 millions sur tout le territoire en 2016 selon Le Monde (du 23 juin). Le ministre du Travail et de l’Emploi luxembourgeois, Nicolas Schmit (LSAP) par contre se bat contre la réforme et a obtenu une période transitoire de sept ans – en raison du profil particulier du marché de l’emploi grand-ducal, qui est constitué à 45 pour cent de l’emploi total ou de 190 000 travailleurs frontaliers français (pour moitié), belges et allemands. Schmit se rebiffe moins contre les sommes globales que cela va coûter à l’État luxembourgeois – estimées à 86 millions d’euros par an –, que pour des raisons pratiques, affirma-t-il lors d’un point presse. Si l’Administration pour l’emploi gère 16 000 demandeurs d’emploi par an actuellement, cela ferait, craint-il, plus que doubler le nombre de clients. Selon les derniers chiffres de l’Adem, 14 990 ressortissants français ont perdu leur emploi au Luxembourg en 2017, 3 309 Allemands et 4 697 Belges. Or, même les groupements d’intérêts de travailleurs frontaliers, comme le Comité de défense et d’initiatives des frontaliers, sont contre la réforme, comme le souligna son président Philippe Manenti le 26 juin à la Radio 100,7, craignant une déterioration des droits des travailleurs frontaliers se retrouvant au chômage, surtout à cause de la durée d’indemnisation, qui créerait de nouvelles discriminations : douze mois au Luxembourg contre 24 mois maximum en France. Or, pour un travailleur plus âgé notamment, il faut souvent plus de temps pour se réorienter professionnellement, suivre peut-être une formation.
La formation est, selon le sociologue expert du travail, et notamment du travail frontalier, Rachid Belkacem de l’Universite de Lorraine, la clé du succès de la Lorraine, qui survit économiquement grâce au travail au Luxembourg : « On a observé ces dernières décennies un changement du profil sociologique dans la région lorraine. Le Luxembourg a besoin de main d’œuvre qualifiée dans certains secteurs, comme les services, le commerce, les finances ou les services aux entreprises. » De la monoculture industrielle, la Lorraine a dû passer à des formations plus diversifiées et pointues. Ainsi l’IUT de Longwy offre désormais une licence en management transfrontalier et une deuxième licence professionnelle aux métiers de la comptabilité. « La formation est la problématique actuelle, l’enjeu essentiel, note Belkacem en entretien avec le Land, mais du côté de la Lorraine on en prend seulement acte aujourd’hui ». Selon les statistiques de Rachid Belkacem, un actif sur deux habitant Longlaville travaille au Luxembourg, 80 pour cent des actifs de Villerupt et 80 000 Lorrains sur 100 000 en âge de travailler traversent tous les jours la frontière.
Cela se remarque en journée, dans ces villes et villages exsangues. Il faut traverser les charmantes ruelles bordées de petites maisons d’ouvriers repeintes de toutes les couleurs de Herserange pour relier Longwy à partir de Longlaville. Si les Longoviciens sont encore officiellement aux alentours de 15 000 habitants, la ville donne l’impression d’une ville fantôme ce lundi matin. Les commerces semblent avoir tous fermés, déménageant vers la zone d’activité commerciale de Mont-Saint-Martin et son énorme supermarché qui fait aimant. Impossible de trouver un kiosque à journaux, un fruits et légumes ou ne serait-ce qu’une boulangerie ouverte. Par contre, on peut y acquérir des émaux de Longwy, des lunettes, des assurances… Ou un logement : 110 000 euros la maison jumelée défraîchie à Longwy ou à Mont-Saint-Martin annoncée dans la vitrine de l’agence immobilière centrale, des prix qui expliquent que de plus en plus de Luxembourgeois font le choix de passer la frontière eux aussi. À Longwy, il y a encore des quartiers populaires, où les drapeaux qui ornent les fenêtres et les façades entières des fans de football révèlent l’origine (ou les sympathies) des habitants : Français, Espagnols, beaucoup de Portugais... L’énorme chantier sur la Place Leclerc, juste devant l’Hôtel de Ville augmente encore ce sentiment de ville à l’arrêt, même si la mairie promet un « nouvel espace qualitatif et moderne » après la découverture de la Chiers et le réaménagement de la place. Pourtant, politiquement, Longwy est une des rares villes a résister au chant de sirènes du Front national dans la région Est, elle est régie depuis 2014 par le socialiste Jean-Marc Fournel, qui fut même député de Meurthe-et-Moselle de 2014 à 2017.
« La zone d’emploi de Longwy est passée dans un autre monde, après la monoculture, on a dû trouver d’autres solutions », constate Rachid Belkacem. Mais que le Luxembourg doit être conscient aussi que les travailleurs frontaliers sont une ressource pour le pays, qu’il faut bien les traiter. Parce qu’à l’horizon, il y a le risque de pénurie de main d’œuvre, « et on pourrait se retrouver dans une configuration où le Luxembourg sera en concurrence avec la Sarre pour attirer de la main d’œuvre qualifiée ». Or, depuis plus de quinze ans, alors que le nombre des travailleurs frontaliers ne cesse de croître, certains politiques luxembourgeois se sont rendus compte qu’en cotisant aux systèmes sociaux grand-ducaux et en assurant ainsi la pérennité du système de retraite, ils créent aussi des droits sociaux – comme l’indemnité de chômage –, qui sont obligatoirement exportables selon le droit européen. Ce que la réforme du système des bourses étudiantes et les nombreux procès gagnés devant la Cour européenne de justice ont prouvé. La réforme de l’indemnisation du chômage risque d’être au moins aussi mouvementée. De Longwy à Arlon ou Trèves.