Karin Weyer a une poignée de main franche et un regard ouvert. Elle reçoit dans une salle de consultation neutre mais accueillante – meubles colorés et plantes vertes – dans les bureaux de Respect.lu, dont on taira l’adresse, pour des raisons de sécurité. La directrice du « Centre contre la radicalisation » est accompagnée par une collègue, Cathy Schmartz, psychologue elle aussi – comme elles le font pour des « clients » qu’elles reçoivent également en binôme. Depuis le lancement du centre il y a un an, début juillet 2017, Respect.lu suit quinze personnes, tous âges, tous sexes, toutes idéologies confondues : un peu plus d’hommes que de femmes, âgés entre seize ans et une cinquantaine d’années. La plupart du temps, ce sont les proches qui ont contacté le centre, inquiets de voir la personne changer, se rétracter peut-être, ou tenir un discours inquiétant, non compatible avec leurs valeurs. Comment remarque-t-on une « radicalisation » ? « Souvent, explique Karin Weyer, on constate un changement d’attitude ou de l’habitus, une rupture avec son cercle social usuel, ses amis ». Alors, pour les adolescents, il peut aussi s’agir d’épiphénomènes de la puberté – ou le mal-être est-il plus profond ?
Voulu par le gouvernement Bettel-Schneider-Braz dès le lendemain des attentats de Paris en 2015, le Centre contre la radicalisation est aujourd’hui porté par une association sans but lucratif, SOS Radicalisation asbl, conventionnée par le ministère de la Famille. Elle emploie trois postes et demi d’équivalents temps plein, notamment deux postes et demi de psychologues (plus une demi-tâche administrative et une demie-tâche en communication). Si l’asbl a d’abord élaboré un concept et un réseau, avec les responsables de services similaires de la Police, respectivement de la Police judiciaire, ou encore le jeune Zentrum fir politesch Bildung (ZbP), elle se lance peu à peu dans le travail public. Ainsi, une conférence avec le journaliste et philosophe néerlandais Bart Brandsma, auteur du livre à succès Polarisation – Understanding the dynamics of us versus them, à l’adresse des enseignants et éducateurs, a attiré une centaine de personnes à la mi-mai. Une présentation publique du centre, le 30 mai à Hesperange, a, elle, intéressé une trentaine de personnes.
« Nous sommes en charge de la radicalisation qui implique l’emploi de violence, explique Karin Weyer. Et cela inclut toutes les formes de radicalisation, qu’elle soit politique, de gauche ou de droite, fondamentaliste, islamiste... » Elle concède que pas toutes les radicalisations, par exemple politiques ou idéologiques, ne sont forcément dangereuses, que notre histoire est marquée par des phases radicales qui ont transformé la société. « Nous considérons qu’une radicalisation est dangereuse quand elle remet en cause les fondements de la société dans laquelle nous vivons. ». Joschka Fischer, l’ex-ministre écolo des Affaires étrangères allemand, aurait ainsi, cite-t-elle en exemple, probablement été un « client » à suivre pour le Centre durant son époque « sponti » dans les années 1960, lorsqu’il participa à des actions violentes. Ou Nelson Mandela : était-il radical dans sa lutte contre le système d’oppression de l’apartheid ? Dans le sens où il n’a pas condamné, mais avalisé l’emploi de la violence pour la cause qu’il défendit, il serait aussi à considérer comme « radical » dans la définition de Respect.lu, qui prône plutôt Mahatma Gandhi et sa désobéissance pacifique.
Or, il ne faut pas se leurrer : si le gouvernement a promu et soutient d’idée d’un centre contre la radicalisation, c’est bien en réaction aux attentats islamistes à Paris de 2015, contre Charlie Hebdo en janvier, et au Bataclan en novembre. Mais pour deux frères Kouachi, un Salah Abdeslam ou un Amedy Coulibaly, combien d’Andres Breivik ? Il importe aux psychologues de Respect.lu de ne pas opérer avec des clichés. À la question d’une possible radicalisation islamiste au Luxembourg, elles répondent avec beaucoup de précautions : « Nous n’avons pas assez de données qui nous permettent de nous avancer sur ce point-là et de faire une déclaration concernant tout le pays... » Avant de concéder que les cas inquiétants de violence d’extrême-droite sont beaucoup plus évidents et nombreux. Le nombre de procès ouverts devant les juridictions luxembourgeoises (37 en 2017), pour « incitation à la haine » vient corroborer cette indication.
À qui s’adresse le centre et comment ça marche ? Faut-il imaginer la délation comme source d’information, voire l’auto-délation ? Les psychologues de Respect.lu suivent un cas d’une personne qui les a contactées elle-même, indiquant avoir de « drôles de pensées »(ce qui constitue la phase trois du programme : « accompagnement d’une personne en voie de radicalisation »). Mais en règle générale, ce sont les familles ou l’environnement social direct qui contactent le centre et cherchent le dialogue. Pour rester avec l’exemple d’une radicalisation d’extrême-droite, ce pourraient être les parents d’un jeune qui, soudain, commence à faire de drôles de commentaires racistes, de rejet, voire de haine envers les étrangers ou les réfugiés. « Souvent, on constate alors que la personne est ou se sent discriminée, par exemple un Luxembourgeois qui a peur de perdre ses privilèges ou estime que l’État fait tout pour ‘eux’ », racontent les deux psychologues. Il importe alors de chercher à garder coûte que coûte le lien direct parents/enfant, de discuter et de dialoguer – même si on n’apprécie pas vraiment l’idéologie qui se cache derrière. « Nous savons que c’est extrêmement délicat », concède Karin Weyer. Mais la pire des choses serait que le jeune claque la porte, exaspéré, et qu’il rompe le lien : il serait alors perdu pour aller se réfugier auprès de ceux qui pensent comme lui.
Il faudrait aussi, insistent les responsables de Respect.lu, relativiser le parcours-type du jeune radicalisé, qui, selon le storytelling dominant, serait issu des cités, passé par des échecs scolaires et professionnels, au chômage ou autrement précarisé puis radicalisé par un prêcheur fanatique, dans une mosquée ou via internet : D’abord parce que « beaucoup des terroristes de 9/11 étaient issus des classes moyennes, avaient derrière eux des parcours universitaires réussis et devant eux des perspectives professionnelles tout à fait acceptables. » Et ensuite parce « qu’il n’y a pas un, mais des facteurs qui mènent vers la radicalisation, et souvent une combinaison toujours différente de plusieurs de ces facteurs : l’exclusion sociale, un passage en prison peut-être, la rencontre d’une idéologie qui plaise, des discriminations réelles ou perçues, l’absence de perspectives, des facteurs sociaux et médiatiques ». Dans cette multitude de facteurs, les médias auraient à assumer leur part de responsabilité. Et
Karin Weyer de citer Bart Brandsma, qui regrette que les médias tendent leurs micros aux positions extrêmes des deux côtés et non aux majorités du centre, se sentant alors exclues. C’est pourtant un phénomène dont jouent largement les stars de l’extrême-droite, de Le Pen à Gauland : provoquer avec une ineptie horripilante pour attirer l’attention de toutes les voix indignées. C’était aussi la stratégie du binôme derrière la plateforme Nee2015 : « Nous sommes le centre politique », on ne nous écoute pas assez, et pourtant, nous représentons la majorité silencieuse.
Respect.lu prône des valeurs pacifistes comme la résilience, la tolérance, l’empathie et la solidarité qu’elle promeut via ses réunions d’informations, ses publications ou ses consultations. Mais le moment viendra où ses psychologues seront en présence d’une situation réellement inquiétante, d’une personne qu’elles estiment prête à passer à l’acte. « Nous avons bien sûr notre déontologie et notre devoir de réserve », explique Karin Weyer, les relations avec les personnes qui viennent consulter se passent dans la plus grande transparence. Mais si un acte criminel s’annonce, elles doivent néanmoins en informer la Police.