Mécanique CCT Les négociations autour des conventions collectives du travail, c’est toujours un peu la même mélodie : elles montent lentement en crescendo et se terminent en pianissimo : deux à trois années de négociations, bataille de communiqués, entrée en conciliation, manifestations, déclaration de non-conciliation, menace (ou bluff) de grève … pour aboutir à un accord négocié en dernière minute par les secrétaires centraux et formellement avalisés par les délégués. Beaucoup de bruit, pour finalement peu de choses. Ce fut cette partition qui se jouait dans le secteur du bâtiment (la convention s’applique à quelque 18 000 salariés) en 1990 et en 2013.
Pourtant, cette fois-ci, Pol Faber, se dit inquiet. Cela fait 22 ans qu’il dirige le Groupement des entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics, une sous-organisation de la Fedil. Il est habitué aux négociations déplaisantes. Avant son retour au Luxembourg en 1996, son premier emploi consistait à superviser, pour le compte d’une société suisse, la restructuration des Magnesitwerke Aken en Saxe-Anhalt. Concrètement, il s’agissait de licencier quatre cinquièmes du personnel de cet ancien « volkseigener Betrieb » de la RDA. « On n’était pas terriblement bien vus [net schrecklech gelidden] dans la ville », se rappelle-t-il. Au sein du Groupement, il ne représente qu’une partie du secteur de la construction, à savoir les mastodontes locaux. Les petites et moyennes entreprises sont, quant à elles, réunies dans la Fédération des entreprises de construction et de génie civil, affiliée à la Fédération des artisans. Entre grandes, moyennes et petites entreprises, les intérêts peuvent diverger. « Une prime unique de 300 euros, un Giorgetti peut l’absorber ; mais pour une petite entreprise, c’est beaucoup moins évident », estime ainsi Pol Faber. Avant de rencontrer les syndicats, le Groupement et la Fédération ont donc dû s’accorder entre eux.
Faber ne croyait pourtant pas aux menaces de grève proférées il y a cinq ans par l’OGBL, lorsque le syndicat affirmait avoir réuni plus de 90 pour cent de bulletins en faveur d’une grève, avant de se brouiller avec le LCGB qui, quoique minoritaire, avait tenté de rouvrir seul les négociations avec le patronat. (Furieux, Jean-Claude Reding, à l’époque président de l’OGBL, avait par la suite déclaré toutes les relations avec le LCGB « mortes », sans cacher son souhait que le syndicat disparaisse du paysage syndical.) Mais le fonctionnaire patronal Faber craint aujourd’hui une stratégie de la politisation : L’OGBL aurait soigneusement chronométré l’échec des négociations pour aboutir, début octobre, à une non-conciliation, c’est-à-dire à la possibilité d’une grève. À quelques semaines des législatives, le dossier de la convention collective deviendrait ainsi « e Spillball vun der Politik », la pression sur le patronat montant en conséquence.
Si tel était vraiment le stratagème secret du secrétaire syndical de l’OGBL, Jean-Luc De Matteis, ce serait un bel exemple de virtù machiavélienne, au point que l’hypothèse échafaudée par Faber sonne presque comme un compliment à son adversaire. De Matteis ne le prend pas comme tel ; il y voit un argument pour décrédibiliser l’OGBL et revendique l’autonomie tarifaire : « Pour nous, la politique ne doit pas s’en mêler ». Le calendrier, dit-il, serait le produit du hasard et de la lenteur patronale, onze mois s’étant écoulés entre la première lettre syndicale et la première réunion avec le patronat. Avec Nora Back, De Matteis compte comme un des successeurs potentiels d’André Roeltgen, l’actuel président du syndicat. (L’OGBL, qui est une structure centralisée, évite de discuter de telles questions au-delà d’un cénacle très restreint.) En 2003, quelques mois après avoir terminé son apprentissage d’électricien, Jean-Luc De Matteis avait fait son entrée dans l’appareil de l’OGBL où son père, Valerio, travaillait avant lui. Deux ans plus tard, il devient secrétaire central du syndicat Bâtiment, et finit ainsi sur le poste que son père avait quitté quelques années plus tôt. L’OGBL, c’est aussi une histoire de famille.
« Keine Randalierer » En juin 2000, la menace d’une grève dans le secteur du bâtiment avait suffi pour que l’OGBL gagne sur presque toute la ligne. La convention collective finalement signée serait un « triomphe » pour l’OGBL, titrait alors le Land. La dynamique avait changé, suite au très généreux accord salarial conclu entre le nouveau gouvernement CSV-DP et la CGFP. Pour l’ancien président de l’OGBL, John Castegnaro, le gouvernement venait de « démystifier la modération salariale prêchée ». Alors que les fonctionnaires luxembourgeois avaient obtenu une hausse salariale de cinq pour cent, pas question de signer une convention collective au rabais pour les ouvriers portugais. La procédure de grève fut lancée et des pancartes plantées le long des routes. On pouvait y lire : « 1er avertissement ». Suite à ces pressions syndicales et politiques, le patronat céda, et la grève fut évitée. Quelques jours plus tard, John Castegnaro en détaillait les préparatifs au Tageblatt : la centrale avait débloqué quarante millions de francs luxembourgeois, mis en place un plan d’action sur quatorze jours et monté un service d’ordre de 200 personnes, « wir sind schließlich keine Randalierer ».
Organiser une grève devant des maisons de soins (lire page 7), c’est une chose. Bloquer des centaines de chantiers, c’en est une autre. Une telle action sectorielle constituerait un considérable effort logistique et, en la matière, l’OGBL et le LCGB, assagis par des décennies de syndicalisme assis et de grèves toujours annulées, ont quelque peu perdu la main. La dernière interruption du travail dans le secteur du bâtiment remonte à 1995 : la « grève des carreleurs » avait duré du 23 janvier au 19 février. Interrogé sur les modalités d’une éventuelle grève, De Matteis reste évasif, évoquant « plusieurs formes » qu’une mobilisation pourrait prendre. Avant d’ajouter : « On ne va pas faire de déclaration de grève en ayant conscience qu’on ne pourra le faire. »
Pol Faber, lui, agite le spectre d’une grève outsourcée. Les ouvriers, dit-il, n’auront pas à entrer en grève par milliers, il suffirait au syndicat de « bestreiken » quelques sites et chantiers stratégiques (comme Bétons Feidt ou le Royal Hamilius) en y postant des « syndicalistes professionnels venus avec leurs femmes de la proche région frontalière, munis de vestes rouges et de pancartes ». Nul besoin donc de mobiliser les 18 000 ouvriers du bâtiment pour mettre « la ville à l’arrêt ». L’image du syndicaliste frontalier venant troubler la quiétude grand-ducale est ancienne, mais reste très répandue dans les milieux patronaux et politiques. On la retrouve ainsi dans l’exposé des motifs de la loi sur « le règlement des conflits collectifs » votée en 2004 : « Les afflux de plus en plus importants de travailleurs étrangers qui importent aussi des cultures sociales et syndicales différentes » menacerait « le maintien de la paix sociale, critère déterminant pour l’attractivité économique du site Luxembourg », y lit-on. Les vieux préjugés culturalistes ont la vie dure : du travailleur lorrain, cégétiste et grande-gueule, à l’ouvrier portugais, passif et catholique. C’est oublier que le Pays Haut mosellan, ancien terreau du « communisme syndical », est en train de basculer à l’extrême droite, alors que le Portugal, vu au Luxembourg comme atemporel voire rétrograde, est dirigé par un gouvernement de type gauche plurielle.
Concurrence syndicale L’OGBL devra d’abord réussir sa manifestation prévue le 5 juillet en Ville ; en-deçà de 2 500 participants, elle devra être considérée comme un échec. Et déjà que le front intersyndical se fissure, de nouveau. Le LCGB appelle à son propre rassemblement, organisé le même jour... devant l’Hôtel de Ville d’Esch-sur-Alzette. Ce ne serait « pas un tacle », assure Jean-Paul Baudot, le secrétaire syndical qui s’occupe pour le LCGB du secteur de la construction. Il faudrait plutôt y voir « une volonté de s’émanciper ». On sent surtout les élections sociales approcher. Au dernier scrutin, le syndicat chrétien avait été écrasé par le « syndicat n°1 ». Dans les principales entreprises (CDCL, Giorgetti, Socom, Soludec, Sopinor, Ferrac), l’OGBL avait même remporté la totalité des postes de délégués.
Dans le secteur du bâtiment, qui présente un taux de syndicalisation de 39 pour cent (contre 33 pour cent au niveau national), l’OGBL a démontré une certaine capacité de mobilisation. Ainsi, en mai 2012, lors des négociations de la dernière convention collective, le syndicat avait mobilisé plus de 2 300 ouvriers pour un meeting survolté au centre culturel et sportif de Bertrange. Il y deux mois, à une première réunion d’information, certains ouvriers ne comprenaient pas pourquoi le syndicat ne lançait pas simplement la grève.
Le droit de grève luxembourgeois compte parmi les plus restrictifs en Europe. Alors qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des États européens l’inscrivaient dans leur constitution, au Luxembourg, le Conseil d’État s’y opposait. Il fallut attendre 2007 pour le voir évoqué dans la constitution, quoique par une formule restrictive : « La loi organise le droit de grève ». Dans la pratique, le droit de grève reste soumis à de nombreuses conditions : la convention collective doit avoir été résiliée, puis les partenaires sociaux ont à traverser une procédure de conciliation de seize semaines. Enfin se mettent en branle les rouages des appareils syndicaux. Selon les statuts de l’OGBL et du LCGB, il faut qu’au moins 75 pour cent des membres votent la grève lors d’un référendum à bulletin secret.
Pouvoir de négociation salariale Après la crise de 2008, les firmes belges, allemandes et françaises avaient trouvé au Luxembourg un îlot relativement épargné par la crise, le gouvernement, adoptant une politique anticyclique, ayant accéléré ses projets d’infrastructure. La plupart des firmes qui se sont établies sur la dernière décade gardent leurs distances par rapport aux organisations patronales locales. Le conseil d’administration du Groupement reste ainsi dominé par un entre-soi des vieilles familles d’entrepreneurs : les Kieffer (CDCL), Thiry (Karp-Kneip), Giorgetti et autres Rinnen. Et on continue à y parler luxembourgeois.
Or, l’établissement des firmes internationales a chamboulé un secteur confronté à un manque de main d’œuvre et à une pyramide d’âge vieillissante. De nombreux ouvriers partiront à la retraite dans les prochaines années ; et, malgré des campagnes publicitaires dans les multiplex et sur les abribus, le patronat a du mal à recruter des jeunes. Les chefs de chantier, ensemble avec leurs équipes, sont régulièrement démarchés (« graissés », dit Faber). Le travail sur les chantiers est organisé par petites équipes. Ces « noyaux », qui rassemblent une demi-douzaine d’ouvriers, se structurent autour du chef d’équipe. « Dans le métier on dit : ‘C’est le chef qui compose l’équipe, mais c’est l’équipe qui fait le chef’ », estime le président du syndicat bâtiment de l’OGBL, José Nunes Pinto. Les collègues peuvent passer des dizaines d’années ensemble, finissant un chantier après l’autre. Les équipes réputées fiables et douées peuvent monnayer ce capital et passer à la concurrence.
Selon la convention collective en vigueur, les maçons, poseurs de chapes, ferrailleurs et coffreurs (tous classés « B2 », ce qui correspond à la carrière médiane) gagnent quelque seize euros l’heure. En réalité, les salaires sont sensiblement plus élevés. Tant du côté patronal que syndical, on estime que 70 pour cent des ouvriers gagnent plus que le salaire tarifaire. Ceci complique singulièrement les négociations. A priori, les compromis semblent évidents : les syndicats demandent une augmentation linéaire de 1,5 pour cent, les patrons proposent 0,7 pour cent ; résultat – probable – des courses : 1 pour cent. Or, le patronat refuse que cette hausse s’applique aux salaires réels. Les syndicats, eux, se voient mal accepter une proposition dont ne profitera qu’un salarié sur trois, c’est-à-dire la minorité qui ne gagne que le salaire inscrit dans la convention collective. « Fondamentalement, c’est une question de répartition des richesses, estime De Matteis. Pourquoi les salariés auraient-ils juste droit aux effets néfastes de la croissance ? Au stress, aux maladies, aux TMS [troubles musculo-squelettiques, ndlr] ? » Fin 2014, le Statec avait calculé que, dans la construction, le coût horaire était plus faible au Luxembourg que dans ses pays-voisins. Car si les salaires sont élevés, les cotisations sociales sont très faibles ; au sein de l’UE, seul Malte fait mieux.
Cet énième blocage des négociations pose la question de ce que les syndicats sont encore capables d’obtenir pour l’ensemble des 59 pour cent de salariés couverts par une convention collective du travail au Luxembourg. Le Statec et le Liser viennent de constituer une base de données reprenant toutes les conventions en vigueur. Si aucune analyse n’en a jusqu’ici été publiée, les premiers résultats de recherche indiquent que l’évolution des salaires dans les entreprises et secteurs liés par une convention collective ne diffère pas fondamentalement des autres. C’est qu’au Luxembourg, les ajustements s’opèrent par l’index. Face à un patronat qui refuse « la politique de l’arrosoir » et met en avant la notion du « mérite », l’impuissance syndicale à obtenir des augmentations linéaires automatiques devient embarrassante. Si l’OGBL dénonce « une stratégie manifeste de blocage des salaires », il vient d’apposer sa signature sous la convention du secteur bancaire (qui compte 26 000 salariés), bien que celle-ci instaure, de nouveau, deux années de rounds zéro.
« Versauung der Arbeitszeiten » C’est l’éternel retour du même : tous les trois ans le patronat demande une extension des heures prestées grâce à « une flexibilisation annuelle du temps de travail ». Pour les syndicats, c’est une ligne rouge. Il y a deux semaines, le président de l’OGBL fustigeait ainsi dans le Tageblatt une « Versauung der Arbeitszeiten » dans le secteur du bâtiment. Face au Land, Pol Faber explique sa position de négociation : une heure de travail réglementaire (donc payé au tarif normal) en plus durant l’été, compensée par une heure travaillée en moins durant l’hiver.
Actuellement, on preste de nombreuses heures supplémentaires sur les chantiers : durant les beaux jours, le temps de travail peut s’allonger jusqu’à 48 heures par semaine, le maximum légal défini dans la législation tant luxembourgeoise qu’européenne, voire au-delà. (Ce qui n’empêchait pas le patronat d’exiger, en 2013, des semaines de 52, voire 54 heures entre mai et octobre.) Or, ces huit heures supplémentaires sont actuellement majorées à quarante pour cent. Quant aux congés intempérie, les deux premiers jours sont payés par les patrons, à partir du troisième, l’État paie l’ardoise. « Il faut discuter si c’est OK de donner 80 pour cent du salaire à quelqu’un pour ne rien faire », dit Faber. Les syndicats refusent de s’engager dans une telle discussion
Le responsable LCGB Jean-Paul Baudot ne met pas en question que les ouvriers fassent des heures supplémentaires, il exige simplement qu’elles continuent à être payées comme telles. « Je vois des fiches de paie où, à force de faire des journées de dix heures, un camionneur peut finir le mois avec 3 500, voire 4 000 euros plutôt qu’avec les 2 800 euros de salaire prévu par la convention », dit-il. Et d’ajouter : « Je ne vais pas aller leur expliquer qu’ils vont perdre 1 500 euros… Ils ont bâti leur vie sur cela. »
Il y a six ans, TNS-Ilres avait interrogé environ 3 000 ouvriers sur les chantiers pour une « enquête de satisfaction » commanditée par les organisations patronales. Un sondage « sans intervention des responsables du chantier, de l’entreprise », précisait la fiche technique. (Le député de Déi Lénk, Serge Urbany, soupçonna illico un sondage « simulacre » puisqu’« effectué dans un contexte hiérarchique et donc contraignant ».) Présentés à la veille de la première réunion de conciliation, les résultats furent soviétiques : 82 pour cent des sondés se disaient « satisfaits » de leur situation professionnelle. Or, dans le détail, les salariés s’opposaient nettement à la revendication-clé du patronat. À la question : « consentiriez-vous à travailler moins en hiver et plus en été », 39 pour cent se disaient « pas d’accord » et douze pour cent « plutôt pas d’accord » ; soit 52 pour cent d’opposition, contre 35 pour cent qui étaient plus ou moins d’accord.
Le président du syndicat Bâtiment de l’OGBL, José Nunes Pinto, depuis douze ans délégué du personnel libéré à plein temps, parle des journées à rallonge comme une pression sur la vie, notamment familiale. Comment emmener les enfants au foot ou à l’école de musique, lorsqu’on travaille le samedi... « Sur les grands chantiers comme le Ban de Gasperich ou l’avenue Kennedy, huit heures ne suffisent plus. Les maîtres d’ouvrage imposent leurs délais et on est bombardé de chantiers… On n’arrive plus à suivre le carnet de commandes. Il y a donc un recours constant aux heures supplémentaires. C’est devenu la règle. Il y a toujours des raisons, une multitude de problèmes : la bétonneuse coincée dans le trafic, le coffrage qui doit être terminé. Régulièrement, des gens doivent donc rester sur les chantiers. Quand le samedi vous voyez des grues tourner au-dessus de la Ville, c’est que des heures supplémentaires y sont faites… »