« Een decke Pelz » Intelligent, courtois, diligent, naïf ; « e feine Kärel », c’est ainsi qu’on me décrit le nouveau directeur de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), Jean-Paul Olinger. Pour remplir le poste, il fallait un Luxembourgeois, connaissant le terrain économique, trentenaire ou quadragénaire, travaillant dans le privé et y occupant une position « senior ». À « cinq plutôt que quinze » estime l’ancien dirigeant de l’UEL, Jean-Jacques Rommes, le nombre de candidats à sa succession qui avaient fini sur la shortlist. À entendre les lobbyistes patronaux se plaindre du peu de reconnaissance sociale qui leur serait témoignée, on a l’impression qu’Olinger vient de se mettre dans de sales draps. « Beaucoup de candidats n’avaient pas envie de se retrouver dans la vitrine, d’être marqués ad vitam aeternam comme lobbyiste patronal », raconte ainsi le directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), Nicolas Henckes. « Vu la manière dont les journalistes vous traitent, il vaut mieux avoir la peau dure, dit Jean-Jacques Rommes. Quant à la politique, elle vous utilise comme tête à claques. Le fait qu’à l’avenir plus personne ne voudra m’entendre, je le ressens comme une véritable libération... » À 61 ans, le quasi-retraité restera actif, quoique dans des cadres plus tamisés et feutrés, comme le Conseil économique et social ou l’Institut grand-ducal – Section des sciences morales et politiques.
CV Le père de Jean-Paul Olinger, dont il a hérité le nom et le prénom, était ingénieur à l’Arbed et avait participé, comme escrimeur, aux Jeux olympiques de 1960 à Rome. Né en 1978, Olinger a grandi à Bettembourg, fréquenté le Stater Kolléisch (section D), puis HEC Lausanne. Ses études auraient été pratiques plutôt que théoriques, plus orientées vers la gestion d’entreprise que vers la macroéconomie. Après plusieurs stages et une année sabbatique durant laquelle il aura travaillé chez Guardian Industries au fin fond du Midwest américain, appris l’espagnol à Buenos Aires et fait des plongées sur les côtes australiennes, il entre, en juillet 2005, au département fiscal de KPMG.
Dans Au cœur des cabinets d’audit et de conseil (PUF, 2017), Sébastien Stenger compare la vie interne d’un Big Four à une « société de cour », où chacun tente de se trouver un mentor dans le sillage duquel il pourra tracer son chemin « à travers les arcanes byzantines des relations de pouvoir et de cooptation ». Pour Olinger, ce sera le fiscaliste Georges Bock ; c’est lui qui l’aura « convaincu » d’entrer chez KPMG et sous lequel il débutera sa carrière. La direction de KPMG s’efforçait de maintenir une masse critique de Luxembourgeois, surtout dans son département « tax », où Olinger se spécialisera dans la fiscalité des banques et des fonds. (Et non des multinationales, précise-t-il.) En 2016, le médiatique managing partner Bock est détrôné par ses pairs, ne réussissant pas à se faire réélire. (Il vient d’annoncer qu’il quittera le Big Four d’ici la fin de l’année.)
Lorsqu’on demande à Jean-Paul Olinger s’il a fréquenté le bureau d’imposition Sociétés 6 du désormais célèbre fonctionnaire systémique Marius Kohl, il répond d’abord par un long exposé sur les lacunes de la fiscalité internationale et sur les rulings « pratiqués dans 23 pays de l’Union ». Puis, relancé sur la question, de brièvement admettre que oui. Lors de l’affaire « Luxleaks », dira-t-il plus tard dans l’interview, les journalistes luxembourgeois auraient eu tendance « à céder un peu vite sous la pression venant de l’étranger sans en sonder les arrière-fonds » : « Dans notre économie et dans notre gouvernement il y a beaucoup d’expertise. Je me demande si on n’aurait pas pu leur accorder un peu plus de crédit an hinnen d’Partie halen [se mettre de leur côté]. »
Les Big Four fonctionnent selon le système du « up or out » : les employés sont en permanence notés et classés et, une fois par an, un comité d’évaluation décide du passage de grades. En octobre 2016, Jean-Paul Olinger venait d’être coopté dans l’oligarchie des associés. Pourquoi sortir de KPMG au moment même où ses rémunérations auraient commencé à fortement augmenter ? « À moyen et à long terme, j’aurais certainement gagné plus chez KPMG », concède-t-il. Mais, ses activités en tant que président de la Fédération des jeunes dirigeants d’entreprises, un espace de réseautage pour jeunes héritiers et managers (on y est considéré « jeune » jusqu’à l’âge de 45 ans), lui auraient ouvert de nouveaux horizons sur l’économie luxembourgeoise.
Lobbying, mode d’emploi Olinger n’aura eu que six mois pour apprendre le métier de lobbyiste aux côtés du vieux renard Rommes. Celui-ci cultive son propre style de communication. Il apprécie la dispute intellectuelle, et balance volontiers piques politiques et paradoxes provocants. Si Rommes faisait par moments diversion – par exemple en élevant le secret bancaire en dernier rempart contre le totalitarisme –, il avait le mérite d’être souvent divertissant. Ainsi, lors d’un débat organisé en novembre dernier par la Conférence Saint-Yves, une association de juristes catholiques, il s’exclamait : « Si j’interdis au ministre des Finances d’avoir travaillé dans la finance, n’est-ce pas comme si j’interdisais au ministre de la Famille d’avoir une famille ? » (Un raisonnement aussitôt qualifié de « sophisme » par Michel-Edouard Ruben, animateur d’Idea, le think tank créé et financé par la Chambre de commerce.)
Mais, si besoin en est, l’UEL sait aussi étouffer les débats publics, n’hésitant pas à appeler au court-circuitage du pouvoir législatif. Ainsi, redoutant l’introduction d’une loi qui encadrerait les stock-options, elle avait envoyé, fin septembre 2017, une lettre au ministre des Finances signée par son président Michel Wurth. Sous la formule d’appel familière « Cher Pierre », on pouvait y lire : « Nous estimons que les aménagements ne doivent pas nécessairement faire l’objet d’un projet de loi. Un débat législatif exige du temps et provoque maintes remises en question, alors que les acteurs demandent à être rassurés ». Le but de la missive fut atteint. Deux mois plus tard, le régime sera précisé via circulaire administrative, quitte à ce que le problème de la légalité et constitutionnalité d’une telle pratique, en-dehors de tout cadre législatif, reste entier.
Téflon Jean-Paul Olinger est un fonctionnaire patronal téflon. Il glisse d’un speaking point au prochain, glosant sur « le nouveau monde des start-ups » (« le patron travaille ensemble avec tout le monde en open space »), la croissance (« qualitative ») et le dialogue social (« partir de ce qui unit, et non de ce qui nous divise »). Il y a dix jours, cette couche antiadhésive fut une première fois égratignée dans la matinale de Radio 100,7. Animée par la journaliste Mick Entringer, l’émission fait figure de « Hard Talk » dans le paysage médiatique luxembourgeois. Le nouveau directeur de l’UEL semblait pourtant pris au dépourvu et coula dès la première question – pourtant prévisible – sur les rapports entre l’UEL et le gouvernement. Il dut être relancé à trois reprises, avant de déclarer que l’UEL entretenait « un bon et constructif contact » avec le gouvernement, « exactement comme d’autres organisations, comme les ONG ». « Ce n’était certainement pas ma meilleure interview », concède-t-il après coup. C’est que, jusque-là, il aurait surtout eu à faire « à des médias ou à des sujets moins critiques ».
Olinger estime « ne pas faire de la politique ». Puisque les entreprises « créent la prospérité » et « financent tout », il défendrait « l’intérêt général ». La politique aurait été pour lui « comme une black box ». Ce qu’il a appris ces six derniers mois sur les réalités sociales et politiques luxembourgeoises ? « Il est intéressant d’entendre les positions du gouvernement et des syndicats sans le filtre des médias, répond-il. Je ne m’imaginais pas à quel point la situation des politiciens était difficile. Il n’est pas simple pour les ministres de trouver une position qui fasse consensus. Avec trois partis au gouvernement, il leur faut élaborer quelque chose à plusieurs, avec et contre tous les autres. »
Dans ses nouvelles fonctions, Olinger devra tôt ou tard entrer dans la mêlée politique. L’UEL intervient de manière plus militante sur les sujets transversaux, donc ceux qui fâchent : retraites, salaire minimum, index, fiscalité des entreprises. Cette division du travail entre la petite UEL (une demi-douzaine de permanents) et les lourdes fédérations (ABBL, ACA, CLC, FDA, Fedil, Horesca) et chambres patronales (celles du Commerce et celle des Métiers) qui la composent est censée éviter à ces dernières des confrontations politiques pénibles, notamment avec les ministères de l’Économie, du Travail et des Finances. Obtenir un jour satisfaction sur des demandes sectorielles et techniques pour le lendemain critiquer la politique gouvernementale dans son ensemble, c’est le genre de situation à éviter. « Nous cherchons une relation avec le pouvoir… moins conflictuelle, disons », expliquait ainsi Nicolas Buck, peu après son ascension à la présidence de la Fédération des industriels (Fedil). Et de déserter la guerre contre l’index, dont son prédécesseur, Robert Dennewald, avait fait une obsession.
Apparatchiks « Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt », dit un adage chinois. Et si l’idiot avait raison ? La sociologie des organisations patronales est parlante. Leurs CEO, qui composent le comité exécutif de l’UEL, apparaissent comme un groupe étonnamment uniforme ; ce sont exclusivement des hommes luxembourgeois qui ont pour la plupart été embauchés au début des années 1990. Le directeur de la Chambre de commerce, Carlo Thelen, fut recruté dès la sortie de l’université, sans faire escale dans une entreprise du privé. Celui de la Chambre des métiers, le juriste Tom Wirion, avait trente ans lorsqu’il fut embauché. Le directeur de la Fédération des artisans, Romain Schmit, a passé toute sa carrière chez le même employeur, où il était entré à l’âge de 28 ans en 1991. La même année, René Winkin fut engagé comme attaché économique à la Fedil qu’il dirige aujourd’hui.
Cette réalité sociale d’une « fonctionnarisation » semble se situer en contradiction flagrante avec les discours sur la mobilité et la flexibilité servis par ces mêmes fonctionnaires patronaux par ailleurs. « Nicolas Schmit m’a reproché une fois publiquement que je n’avais jamais été chef d’entreprise, se souvient Jean-Jacques Rommes. Alors qu’à l’ABBL j’étais en charge d’une équipe de quarante personnes… donc d’une entreprise. ». Quant à Jean-Paul Olinger, il voit dans la longévité des fonctionnaires patronaux une « valeur ajoutée », puisqu’elle garantirait une connaissance intime des dossiers et surtout de leur historique. Reste que pour recruter un nouveau secrétaire général (destiné à devenir directeur), l’UEL a cherché quelqu’un « qui avait vu une entreprise de l’intérieure », comme l’exprimait Rommes récemment sur la Radio 100,7.
Entre-soi Les présidents des organisations patronales constituent, eux-aussi, un groupe social homogène. Tous sont Luxembourgeois, tous sont des hommes et quasi tous sont des « héritiers », c’est-à-dire issus de familles d’entrepreneurs. Michel Wurth (Chambre de commerce), Tom Oberweis (Chambre des Métiers), Nicolas Buck (Fedil), Fernand Ernster (CLC), Alain Rix (Horesca), Michel Reckinger (Fédération des artisans) forment comme un portrait de famille du capitalisme autochtone. Le fait qu’on continue de parler luxembourgeois au sein du conseil de l’UEL exprime ce déphasage par rapport aux réalités économiques du terrain. Il exprime également la difficulté à trouver des candidats prêts à endosser cette tâche bénévole, chronophage et par moments ingrate.
Car on ne se bouscule pas pour devenir président d’une organisation patronale. Les patrons locaux craignent qu’une exposition politique leur fera perdre des marchés publics, tandis que les CEO des boîtes internationales sont dissuadés par leur maison-mère, un rappel que les véritables « décideurs » sont souvent ailleurs. La question qui taraude les organisations patronales est donc si
Michel Wurth, qui préside la Chambre de commerce et l’UEL depuis quatorze ans, se représentera une nouvelle fois aux élections sociales de mars 2019. Dans un mail au Land, l’intéressé écrit qu’il est « prématuré de spéculer, à l’heure actuelle, sur qui sera candidat », mais qu’il espère que les élections pour la Chambre de commerce seront l’occasion de contribuer à un « renouvellement » et à un « rajeunissement ».
Streamlining Chaque deuxième mercredi, les apparatchiks des huit organisations patronales se réunissent pour s’échanger et accorder leurs positions. C’est le principal mérite de Rommes et de Wurth que d’avoir réussi le streamlining de la communication patronale. Sur les grands enjeux économiques, les représentants des bistrotiers comme des banquiers, des coiffeurs comme des industriels partagent désormais le même cadre de référence libéral, scellé par le mot d’ordre de la compétitivité.
Il y a trente ans encore, il aurait été difficile d’imaginer une telle convergence sur les questions macro-économiques. Entre des artisans protectionnistes, dont la fédération fonctionnait comme une galaxie de micro-cartels où chaque corps de métier fixait ses prix, et une Fedil libre-échangiste, tournée vers l’international, les clivages étaient béants. Depuis, le discours patronal s’est aligné sur celui des grands, c’est-à-dire de la Fedil, de l’ACA et de l’ABBL. Vers l’extérieur, aucune fissure n’apparaît. Ainsi, l’Association des patrons menuisiers ne s’offusque-t-elle pas du tax ruling accordé à Ikea. Pas plus que le libraire et président de la CLC, Fernand Ernster, ne critique publiquement le monopoliste Amazon, domicilié à Clausen.