Tous, ou presque, s’y sont collés. Au cinéma, à la télévision, la danse et bien sûr au théâtre, Hedda Gabler d’Henrik Ibsen connaît d’innombrables tentatives d’adaptation, en débâcle comme en réussite. Plein de spleen chez Alain Françon en 1987, tragique chez Eric Lacascade en 2005, cynique chez Thomas Ostermeier en 2007, « détemporalisé » chez Ivo Von Hove en 2011, et là, en 2020, au Grand Théâtre de Luxembourg, superbement glacial chez Marja-Leena Junker.
Jeune mariée tout juste revenue de six mois de voyage de noce, Hedda (Myriam Muller) s’ennuie déjà. Hantée par le souvenir de son Général de père, elle se passionne pour le tir au pistolet, vouant plus d’extase à ses armes à feux, qu’à son mari Jørgen Tesman (Tom Leick-Burns), un joyeux mais casanier professeur d’université, sans grandes ambitions. En plus de ce triste mariage, Eilert Løvborg (Valéry Plancke), un ancien amant de la jeune mariée, refait surface. De là, l’escalade dramatique déborde pour se finir mal, évidemment.
Écrite en 1890, l’histoire d’Hedda Gabler est pourtant profondément actuelle. Si la tragédie du quotidien est une affection particulière de l’auteur norvégien, on trouve ici des thématiques tout aussi palpables aujourd’hui. Hedda est prisonnière de son mariage médiocre, contrainte elle-même à cette vie de femme modèle, mondaine, ménagère et mère obligée. Et c’est bien tout ce qu’elle refuse, voulant s’affranchir des normes sociales dans un milieu bourgeois et traditionaliste. Mais sa quête de liberté est dérangée par le retour d’un homme qu’elle adulait et qui l’a abandonnée. Celui qui est devenu un soiffard, infidèle, finalement aussi minable que les autres hommes, aux désirs ambigus, qui l’entourent. Elle finit par le détester, au point de brûler l’œuvre littéraire de sa vie, « son bébé » qu’il aurait conçu avec une autre.
On ne peut s’y tromper, Hedda Gabler est un véritable pamphlet féministe, exacerbé par Marja-Leena Junker. Proposée à juste titre dans le cycle « destins de femmes » des Théâtres de la Ville, cette lutte d’une femme, seule contre tous, ravive des discours tristement actuels. Elle est un personnage qui a abandonné tout romantisme, à qui rien ne convient, car tout est construit par d’autres. Hedda est lasse de tenter de s’extirper d’un mariage à l’unique fondement matériel, qui, de toute façon, l’a déjà fait passer du côté de la folie dure, pour ne pas dire l’hystérie.
Ici, au Grand Théâtre, les femmes s’enivrent pendant que les hommes pleurent sur leur sort – pas si misérable. Elles rêvent de héros pas de ces hommes-là. C’est d’ailleurs dit clairement en une phrase vidéoprojetée sur le décor « I need a hero », revenant paradoxalement, aux comptines pour enfants où le héros est un prince ou un chevalier salvateur. Mais la réalité, retranscrite par Ibsen et interprétée par Junker, est bien plus morne.
Cette disposition à l’ennui qu’écrit Ibsen est l’essence de la pièce. Hedda « s’ennuie à en mourir », apprend-on dès le début, décrivant sa nouvelle maison comme s’il y avait « quelque chose de mort ». C’est en fait elle qui est déjà morte, de l’intérieur du moins à ce moment, le mot aimer étant devenu « gluant » à ses oreilles. Elle est en fait dégoutée des hommes, comme semblent l’être aussi les autres femmes de cette pièce-manifeste : les deux tantes vieilles filles (dont Julie Tesman, tenue avec justesse par Nicole Dogué), Thea Elvsted partie à l’insu de son mari le préfet, qu’elle semble détester, fuyant en talons hauts (magnifique Jeanne Werner) et Berte, la bonne effrontée et envahissante (nonchalante Hanna Sofia Lopes), loin des caricatures de soubrettes.
Ainsi, Marja-Leena Junker livre cet épineux débat, dans une mise en scène précise et épurée, non sans humour et cruauté, dans la droite ligne du texte. Le duo Muller/Leick-Burns est d’ailleurs étonnant, l’une jouant vers le bas, l’autre vers le haut, antinomiques en tous points. S’il est inattendu de voir le directeur du théâtre, là, sur scène, en Jørgen Tesman, Leick-Burns assume bien ce rôle. Le comédien qu’il était est ranimé ici, on ne trouve rien à redire à sa prestation d’acteur de ce côté-ci du rideau. La direction que Junker lui fait prendre est étonnante et fonctionne très bien face à cette impassible et désespérée Hedda Gabler, que tient parfaitement Myriam Muller. Cette dernière est magnifique dans ce personnage si marquant du théâtre d’Ibsen, auquel il faut savoir se confronter. Le rôle lui colle à la peau et nous monopolise le regard d’une présence folle. Autant que nous, tous les personnages sont hypnotisés par elle, comme irrémédiablement attirés.
Autour, ça tire dans tous les sens, à plusieurs niveaux, en puissance chez Eilert Løvborg (excellent Valéry Plancke), ou en malice chez le conseiller Brack (parfait Serge Wolf). C’est bougrement intéressant de voir des personnages aussi disparates, donnant du théâtre, dans un univers très « spectaculaire », où le jeu se permet d’être juste, scié en autant de coups d’éclat. Et puis, c’est une pièce montrant le vide, le silence, ces temps plus souples, mêlés dans une opposition aux mots aiguisés de ce texte, ces punchlines filantes telles des comètes, donnant le rire et l’horreur. En témoignent le noir et le blanc dominant sur scène dans la scénographie (Christian Klein) et dans ce défilé de costumes (Virginia Ferreira), Hedda Gabler est une pièce faite de contrastes donc, qui donne aussi, en filigrane, un autre message préoccupant.
Car si le fjord coule derrière la villa, alors qu’on ne le trouve pas dans les didascalies, qu’on y voit patauger Brack, s’y baigner Berte, s’y tuer Hedda, c’est bien que Junker y a glissé une idée… Dans ce fjord-là où Løvborg prétend avoir jeté son œuvre futuriste et prophétique pour qu’elle coule au fond, un autre manifeste finalement brûlé, perdu, alors qu’au dehors – du texte et du théâtre à la fois – la glace des fjords commence à fondre pour ne jamais revenir, à l’image de cette Hedda glaciale, dissoute par son désespoir.