Un parcours fléché, pas de vestiaire et les gradins transformés en parterre façon music-hall : il va bien falloir qu’on s’y fasse, une nouvelle façon d’aller au théâtre est en train de naître. C’est un peu surprenant de s’installer sur ce mobilier dépareillé qui ressemble à un salon familial, ce l’est tout autant de commander à boire, assis dans la salle. Mais ce qui compte, c’est le théâtre. C’est aller au théâtre, voir du théâtre. Et la création de Truckstop par le Théâtre du Centaure, accueilli au Kinneksbond de Mamer (grâce à sa grande salle), répond parfaitement à l’envie – au besoin – de théâtre.
Comme l’indique le titre de la pièce, rappelé par des lettres lumineuses, on est dans un « routier », là où les camionneurs d’arrêtent pour faire une pause et se restaurer. Le Truckstop, c’est le domaine d’Ava (Isabelle Bonillo), une femme de poigne ou qui aime à penser qu’elle en a. Avec elle, sa fille, Katalijne (Elsa Rauchs), un peu fragile, un peu naïve, mais qui veut devenir adulte. Elles mènent leur bar avec une routine qui sied à la jeune instable et qui rassure la mère. Mais Remco (Sullivan Da Silva), un jeune camionneur un peu paumé vient briser cet équilibre. Les rêves des uns s’échoppent sur les ambitions des autres. Les desseins d’avenir de chacun entrent en collision – au sens propre comme au figuré. Les ambitions, forcément déçues, se heurtent aux conflits de générations et le drame arrive plus vite qu’on ne le croit.
L’auteure néerlandaise Lot Vekemans signe un texte déroutant, morcelé, où la chronologie et la narration sont bouleversées. Chacun des protagonistes se livre de manière parcellaire, fragmentée dans ce qu’on pourrait qualifier de polar social. Ici, comme dans la vieille série Colombo, l’issue dramatique est dévoilée très vite. On vous le dit sans détour : aucun des trois n’en réchappera. Ce qui importe, ce n’est pas tant le classique whodunit, mais la trame pour y arriver. Comme les morceaux de la lampe cassée que Katalijne essaye de recoller, la pièce est livrée en kit, en puzzle que le spectateur construit peu à peu. Les aller-retours, les coupures narratives, les ellipses ou au contraire les digressions, échafaudent une histoire finalement banale de désillusion face à l’impossibilité d’échapper à son destin social.
La metteuse en scène Daliah Kentges a parfaitement digéré la structure imposée par l’auteur. Elle imprime un rythme aussi déroutant et saccadé que celui du texte, marquant des pauses (y compris dans les mouvements des comédiens), puis des accélérations, des temps de chuchotement et des temps de cris, des non-dits et des « in your face ». Rythme que les acteurs ont intégré et fait leur. Isabelle Bonillo en mère aussi aimante que manipulatrice réussit toujours à ne pas en faire trop, à souffler le chaud et le froid. Malgré quelques embuscades de diction (qui sont malheureusement amplifiées par l’équipement sonore), Elsa Rauchs apporte les nuances qu’il faut à cette gamine qui veut échapper à son destin alors qu’elle est vouée à rester avec sa mère. Le Messin Sullivan Da Silva apporte de la gouaille à ce jeune bercé d’illusions. La scénographie (Anouk Schiltz) joue également sur différentes dimensions. On est à la fois dans le huis-clos du routier et dans ce qui se passe ailleurs, y compris dans la tête des protagonistes. Avec le jeu de lumières (Antoine Colla) qui renforce cette dualité entre l’intérieur et l’extérieur et entre les différents temps de l’histoire, l’ensemble offre de très belles images qui font penser aux tableaux d’Edward Hopper.