Quel prétexte dramaturgique pourrait nous faire déambuler dans les artères d’un théâtre en y repensant son existence, son utilité sociale, la fonction de son cadre physique, la réexploitation du lieu en tant que tel ? À quelques années à peine de la mise en retraite des derniers baby-boomers, il est vrai qu’il est temps de s’interroger sur le sort de nos « vieux », aujourd’hui les premières cibles des épidémies de masse, et demain soumis à l’égide d’une « seniorerie » – entendez « Ehpad » – comme « Les Capucins », celle qu’imaginent Renelde Pierlot et son équipe, logée dans les murs du théâtre d’Esch, dans l’un des trois parcours de Voir la feuille à l’envers.
Montré d’abord en triptyque aux théâtres des Capucins en février 2019, Voir la feuille à l’envers est le fruit d’une profonde investigation autour de la sexualité d’individus marginalisés voire exclus de ce « bienfait naturel ». C’est aux personnes handicapées, âgées et incarcérées qu’on donne la parole ici, essayant de déceler – dans un monde où l’hypersexualisation règne en maîtresse de mœurs et coutumes visuelles, auditives, gustatives ou tactiles – le déni qui gravite autour de la sexualité de ces personnes-là. Ici à Esch, dans le cadre de l’ouverture de la saison, ce n’est malheureusement que d’un des parcours dont nous avons pu jouir, celui mettant en scène les personnes âgées – il vous faudra juger les autres par vous-même.
Dans cette déambulation théâtrale, nous suivons les témoignages recueillis auprès de nos aînés, dans une mise en scène bariolée, teintée de touches appartenant au spectacle de rue, à la marionnette, ou au cinéma. Une dimension étonnante pour un spectacle au récit brutal, marquant une prise de conscience des désirs refoulés et des conditions d’intimité de ces oubliés.
Ainsi, Voir la feuille à l’envers porte doublement bien son titre, rappelant premièrement l’expression érotique qui en découle – couché sur le dos au pied d’un arbre, l’un des amants voit l’envers de ses feuilles – et puis c’est aussi « retourner le débat », parler de ce qui est au verso, les dernières lignes de l’explication, sur lesquelles on ne s’attarde pas… Car oui, la sexualité a la fâcheuse tendance à être associée aux personnes jeunes, en forme, et avides de découvertes. Et pourtant, comme il est dit ici, à tout âge on peut « revivre », se « redécouvrir ».
Cependant, si les thématiques abordées sont sérieuses, elles sont traitées avec distance et amusement, laissant au premier degré le sous texte, quand le second attaque grassement nos zygomatiques. On rit franchement, dans cette déambulation rythmée par un duo comique proche des légendes du modèle associant le clown blanc à l’auguste. Eux, sont d’affreux entrepreneurs du secteur du troisième âge – ou « grand âge » dit-on aujourd’hui –, enrichis par les « quatre fois vingt », parlant d’« humanitude » pour dissimuler leur inhumanité – quoiqu’inconsciente –, lançant en cœur des paraboles comme « être au cœur du carrousel de la vie est le meilleur moyen de rester éternellement jeune », ou « Un homme debout, est un homme debout », nous remémorant le Docteur Doxey, dessiné par Morris dans sa série Lucky Luke, ou bien d’autres discours que sont ceux des charlatans et escrocs à la petite semaine.
« Vivre c’est résister ! » ajoutent-ils comme fière conclusion à l’une de leur présentation. Si la phrase n’était pas caricaturée par le contexte dans lequel nous plonge le spectacle, elle serait néanmoins forte de symbole, dans un monde plongé dans les alertes rouge ou maximale, les fermetures, restrictions ou obligations. Mais, si le spectacle n’a pas été écrit pour parler de cela, il fait sonner quelques contextualisations fortes de sens, comme lorsqu’on nous parle d’un futur partenariat, de la maison de retraite qu’on est en train de visiter, avec Esch2022… C’est potache, mais ça sert autant à divertir qu’à faire réfléchir.
Enfin, aussi terrifiant et glauque que rayonnant d’humour et de caricature bien construite, ce tiers de Voir la feuille à l’envers, dégusté au Théâtre d’Esch, nous a pleinement rassasiés. Et si le spectacle accuse quelques pertes de rythme, ou des blagues qui tombent à l’eau en un « plouf », c’est aussi ça le spectacle vivant… Le public n’est jamais le même, parfois plus exigeant qu’un autre, mais en tout cas toujours là, même après le matraquage médiatique. Mais fichtre ! Quelle performance que de jouer avec tout l’attirail sanitaire, côté scénique comme technique. L’équipe entière est responsable de notre changement d’état : arrivé fatigué, reparti revigoré. Car, en bref, Voir la feuille à l’envers est surtout vitalisant.