Comment faire tenir une programmation en pleine crise sanitaire globalisée, quand certaines frontières ferment, parfois par prétexte, que les compagnies ne peuvent plus ou peu bouger de chez elles, que les salles redoublent de solutions pour faire revenir leurs spectateurs, malgré les formulaires de traçage à remplir à réservation, et qu’on a quand même un peu l’impression de jouer à la roulette russe, simplement en s’asseyant dans un gradin ?
Au Trois C-L, ils choisissent le masque permanent, évitant le siège vide pour distance sociale, et profitant d’une jauge normalisée et pourtant pauvrette par rapport à « l’avant ». Celui-là même qu’on a presque oublié maintenant. 179 jours sans spectacle, c’est long. Et le public va être dur à (re)motiver. La seconde vague – ou troisième, on ne sait plus – pointe le bout de son nez, la frousse avec. Pourtant, ce soir si elle est masquée, la soirée aura lieu.
Au foyer de la Banannefabrik, un panneau invite à suivre le mode d’emploi pour découvrir Palimpsest. Une installation sonore et chorégraphique, développée sous forme d’application mobile par la chorégraphe suisse Nicole Seiler qui a invité la danseuse et chorégraphe Léa Tirabasso à créer une pièce sonore géolocalisée, en lien avec le lieu. Au temps de la distanciation sociale, on veut ici rapprocher danseur et spectateur dans l’intimité de l’imagination, au travers d’un téléphone mobile. Pourtant, si l’idée est louable, l’attention du public, privé de scène depuis si longtemps, a du mal à se tourner à nouveau dans l’immatériel.
Introduisant ce retour du 3 du Trois, le spectateur est d’ailleurs invité à suivre ce Palimpsest ou à s’installer devant trois des 14 vidéos chorégraphiques produites dans le cadre du projet Dance From Home ! qui a vu le jour pendant le confinement. 30 Years later de la chorégraphe Jill Crovisier s’installe en premier sur l’écran. Dépeignant la nostalgie du temps qui passe et incrustant la dure question du devenir de l’artiste de scène, Crovisier – qui n’en est pas à ses débuts dans la vidéodanse – met en scène sa mère Doris Dury dans des images reprenant ses propres pas, les plus identifiables, pour une sorte de rétrospective d’une carrière, 30 après donc, sur fond de musique électronique tabassante.
Omerta, suit et offre à voir des images où l’on reconnaît bien à la signature Sarah Baltzinger. Si l’ensemble rappelle l’énergie et la technique en jump cut des publicités de certaines grandes marques de la mode, on y retrouve aussi le personnage conscient ou inconscient que la chorégraphe messine a déjà montré : celui de la ballerine des boîtes à musique. Sur fond de crise sanitaire, l’apparente pureté de la danseuse étoile du début du film, montre un visage plus angoissant sur la fin, donnant au rouge l’omniprésence, symbole de mutation…
Aifric Ni Chaoimh clôture cette première boucle de vidéos avec son beaucoup plus tendre Room for outside. Une tout autre approche, moins dans l’imagerie qu’on prête à l’audiovisuel d’aujourd’hui, que dans la sensibilité qu’on accorde à la poésie. Car, la force de celle vidéo est là, dans une forme d’absence et pourtant tout est là, beau de douceur. La distance facilite l’écoute, l’attention, le confort visuel aussi. On ne chuchote plus dans les salles de spectacle. Ce sont les bruits des masques qui se froissent de l’inspiration à l’expiration qu’on entend par à coups. On est finalement proche de quelqu’un d’autre. Et il y a quelque chose d’étrange à se retrouver cote à cote avec quelqu’un du réel, de la vie.
Mais fallait y aller, plutôt crever que de vivre dans un monde sans spectacle. D’autant que Harleking valait le coup d’œil. Cette pièce est d’une étrangeté et d’une audace rare. On ne saurait dire à quel genre elle appartient, tant elle les renferme tous, d’une façon ou d’une autre. Il y a d’abord un travail sur les zygomatiques, étirés au maximum, déformant les visages jusqu’au sentiment premier des danseurs. Ces pouffades forcées, comme des sourires ultra bright, entourées d’un corps qui s’articule à bouger, poussent à y voir de la souffrance. C’est une sorte de remake post-moderniste de l’Après-midi d’un Faune, où elle et lui (Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi) sur scène terrorisent presque par moment de leur gueule et corps.
C’est en effet un parti pris que celui de reprendre certains monstres sacrés de l’art pour créer des démons. Du personnage d’Arlequin de la Comedia Dell’arte, aux figures monstrueuses de l’Art Grotesque, comprenant curiosités, bizarreries, personnages et animaux fantastiques, toute la recherche est là, dans ces animaux terrestres, aquatiques, qui se forment et se déforment devant nous, parfois nous tenant en haleine dans leur transformation lente, d’autres fois nous happant dans la monotonie du geste. Les rituels que l’on observe sont calibrés au millimètre, la complicité des deux interprètes est totale et on est hypnotisés par ces créatures s’adonnant au mouvement à répétition avec grâce.
Dans la satire, il fallait bien y venir… Le duo finit par prendre d’autres créatures pour singerie et en vient à calciner le salut nazi en le mêlant aux autres signes du chi-fu-mi, sous les galvanisations d’une foule en délire. Et tout cela se finit dans la mort, comme si le pouce tombait pour achever l’une des créatures. Sauf que tout s’évapore l’instant d’après, génialement, comme ça a commencé, dans un grand fou rire, décapitant tout ça d’une fossette, rappelant aussi, la distance entre spectacle et réalité.