Niagara Kate ne viendra pas au Fundamental Monodrama Festival cette année. Depuis la première édition du festival, Karen Köhler était de tous les spectacles et écrivait son blog sous le nom de Niagara Kate, réalisant des interviews loufoques, toujours un peu décalées et des portraits Hipstamatic ou vidéo. (En 2013, elle demandait à tous ses partenaires de prononcer « Inkoma Meiri Mögar » et les postures de chacun en disaient long sur les êtres devant la caméra, on peut encore regarder les vidéos sur Viméo). Une des artistes qu’elle interviewait alors était la Suissesse Florence Minder, venue présenter son spectacle Good Mourning, le périple fou d’une femme abandonnée, qui, avec sa perruque blond platine et son fusil de chasse, partait à la reconquête de sa liberté. « Quand j’ai vu son spectacle, j’ai tout de suite aimé son humour et son style », se souvient Karen Köhler.
Lundi en fin d’après-midi sur la terrasse ensoleillée d’un café au Limpertsberg. Karen Köhler et Florence Minder sont assises côte à côte, avec une proximité qui trahit leur intimité. La première, 40 ans, avec une élégance toute britannique, peau de porcelaine et vêtements romantiques, la deuxième, 32 ans, plus garçonne, plus rock’n roll avec ses cheveux courts et ses fringues décontractées. Elles ne se sont retrouvées que la veille, après un an d’un échange virtuel des plus intenses sur les réseaux sociaux. « Nous nous sommes tout de suite appréciées lors du festival 2013, racontent-elles en stéréo, et nous ne voulions pas nous perdre en tant qu’artistes... » Dès le lendemain du festival, elles ont donc lancé un blog Tumblr secret, protégé par mot de passe, et y ont commencé à partager des idées, des références, des images, des liens vers des sites d’autres artistes qu’elles appréciaient. « Et nous sommes tout de suite tombées amoureuses l’une de l’autre... »
Conscientes que « tout le monde doit vivre avec le désastre d’être jeté dans ce monde et de devoir se débrouiller » comme l’exprime Karen Köhler, elles ont décidé de s’ouvrir l’une à l’autre, de se donner complètement, « parce que nous étions tout de suite en confiance ». Si elles ont d’abord sondé leurs préférences artistiques par exemple, en travaillant par thème, elles ont peu à peu avancé vers des sujets plus intimes : le travail, la création, leurs amours... « Soudain, j’avais quelqu’un qui devenait témoin de toute ma vie, qui suivait mes hauts et mes bas, mes doutes et ma vie d’artiste, se souvient Florence Minder. Mais pas une seconde, je n’ai douté de son intégrité. Je me suis toujours sentie protégée ». « Oui, enchaîne Karen Köhler, on peut avoir une très forte connexion à travers les réseaux sociaux, aussi parce que le corps et ses imperfections n’y jouent aucun rôle. On y est réduit à la langue, on s’y définit par les mots. » À côté du chat sur Tumblr, elles se sont envoyé des cadeaux, des courriers postaux et ont passé des heures sur Skype.
Mais à propos langue justement, voilà la première difficulté : Karen Köhler est Allemande et ne maîtrise le français que fragmentairement, alors que Florence Minder est originaire de la Suisse romande et bien que sa mère soit germanophone, n’a jamais vraiment pratiqué cette langue. Aujourd’hui, elle vit et travaille à Bruxelles. Mais pour Good Mourning déjà, elle avait décidé de parler anglais, histoire de créer la plus grande distance possible avec son histoire d’amour défunte. C’était donc vite décidé : leur langue de communication allait être l’anglais. Mais un anglais créatif, avec des bribes d’allemand ou de français quand un mot de cette langue leur semble plus approprié. Comme Reißverschluss – fermeture éclair.
Lorsque Steve Karier, le directeur du festival, a eu vent de leurs échanges, il les a tout de suite invitées à en faire un spectacle pour l’édition 2014. Ce sera The Koehlermindermanifest et aura lieu tous les soirs avant les spectacles. En scène, il y aura toujours une des deux et beaucoup d’accessoires amenés dans leurs valises : des vidéos, des textes, des images, de la musique, une machine à coudre – « Never underestimate the power of a woman with a sewing machine » dit leur premier tweet sur le compte Twitter du projet (@koehleminder).
Le concept : un visiteur pourra entrer seul pour un mini-spectacle qui dure entre trois et cinq minutes, qui change chaque soir. Il verra soit l’une, soit l’autre des artistes, qui ont toutes les deux une formation et une pratique d’actrices, mais se définissent plutôt comme des conteuses d’histoires aujourd’hui. Chaque soirée aura un leitmotiv, qui, à la fin, donnera un manifeste artistique. Leur manifeste. La salle changera chaque jour aussi. Le spectateur pourra donc partager un moment très intime, « mais ça va intéresser les autres, parce que nous sommes seulement des humains » affirme Karen Köhler. « Ce sera très généreux, plein d’amour », ajoute Florence Minder. Le Koehlermindermanifest sera aussi interactif : d’une part parce qu’elles vont aller voir tous les spectacles de leurs collègues et y réagir, tout comme elles ne se priveront pas de commenter l’actualité. Et de l’autre parce que le public pourra intervenir aussi, par le biais des cartes postales « Before I die, I will », une invitation à partager tous les rêves qu’on a envie de réaliser avant de mourir. « Nous voulons célébrer la vie en étant conscientes de sa fin », lance Florence Minder avec un grand sourire.