Dans la préface de son livre J.K., la vie et l'oeuvre de Joseph Kutter, paru en 1994 (éditions Promotion 4), le jeune historien de l'art Frédéric Humbel pouvait se vanter de publier "le tout premier catalogue raisonné" de l'oeuvre du peintre mort 53 ans plus tôt. Cette liste qui "n'a pas l'intention d'être [exhaustive] mais s'en approche sensiblement" comportait quelque 300 entrées, sans illustrations.
Six ans plus tard, le conservateur de la section des Beaux-Arts du Musée national d'histoire et d'art, Jean Luc Koltz, et le chef du service éducatif du même musée, Edmond Thill, publient aux éditions Saint Paul le "Catalogue raisonné de l'oeuvre" Joseph Kutter. Précédé d'une monographie détaillée, le catalogue comporte exactement 628 entrées, toutes illustrées, la plupart en quadrichromie. Les deux auteurs ont consacré une demie décennie à ce travail de recherche, et le résultat prouve que cela en valait la peine.
Car si la plupart des tableaux, les grandes huiles sur toiles, furent connus et déjà souvent exposés, il en va autrement des aquarelles, gouaches et lavis, qui sont nombreux à apparaître ici pour la première fois les curriculae des travaux sous le titre le prouvent car appartenant à des collections particulières. D'autres oeuvres, connues mais dont seule une trace subsiste, sont reproduites en photo, avec la mention "lieu de conservation inconnu". En plus, lors de leurs recherches, les auteurs ont découvert, en 1998 au Letterkundig Museum de La Haye, une importante correspondance comportant 116 lettres et cartes postales de Joseph Kutter et de sa femme au poète et critique d'art néerlandais Jan Greshoff, datant de la période de 1932 à 1948. Elle permet pour la première fois d'entendre Kutter lui-même, de dépasser le stade de la seule réception de son oeuvre et d'une analyse méticuleuse de ses tableaux.
Joseph-Émile Muller, le prédécesseur de Jean Luc Koltz au musée, a à lui tout seul publié quatre monographies sur son ami Kutter, dont il était un fervent défenseur (en 1945, 1946, 1967 et 1981). En 1994-95 encore, le musée organisait une grande rétrospective Kutter. Donc forcément, beaucoup de choses sont connues et se répètent ici (Jean Luc Koltz : "Au Grand-Duché de Luxembourg, entouré de la France, de la Belgique et de l'Allemagne, se rencontrent les cultures latine et germanique..." première phrase du catalogue de 1994-95 et de ce livre).
Edmond Thill, auteur de la monographie de quelque 200 pages qui précède de le catalogue raisonné, a effectué un travail de bénédictin, répertoriant et rassemblant tout ce qui s'est écrit en un siècle sur Kutter, à commencer par l'ascendance du peintre, qu'il va chercher, en suivant Robert Stumper, jusque dans le XVe siècle. Son texte renvoie à 901 notes de pied de page !
Ce ne sont pas les seuls éléments qui gênent la lecture du texte quelque peu laborieux et excessivement didactique à de nombreuses égards : ayant pour ambition principale de mettre aussi bien le peintre que son travail et son public dans leur contexte historique, il pèche par excès de zèle. Ce n'est pas dans la monographie d'un peintre qu'on ira chercher des détails sur les révoltes de 1919 à Munich ou sur la prise de pouvoir d'Hitler. La mise en contexte permet toutefois à Edmond Thill d'analyser l'influence de ces événements historiques sur l'art de Kutter, pour en déduire qu'il restait singulièrement hermétique aux influences historiques. Au moins dans ses thèmes.
Par contre, les reproductions parallèles d'oeuvres des chefs de file de l'expressionnisme allemand ou français démontrent l'influence flagrante qu'ils ont eu sur Kutter. L'imitation de Munch par exemple pour ce nu féminin est impressionnante.
Or, si Kutter a "assurément beaucoup souffert de [son] exil intérieur, de l'incompréhension et les railleries de ses compatriotes n'ont certainement pas arrangé les choses," Edmond Thill vient réhabiliter et ce public luxembourgeois railleur ("Faut-il conspuer un public qui, privé d'éducation artistique, réprouvait un art qu'il ne comprenait pas ?", p.22) et ses critiques les plus fervents, comme le Luxemburger Wort de l'entre-deux-guerres. Il explique par exemple : "Contrairement à ce que l'on peut avancer quand on en isole quelques phrases, comme l'a fait entre autres Joseph-Émile Muller, le texte du Luxemburger Wort [de 1924] est souvent ambivalent : il oscille constamment entre le refus catégorique des extravagances du peintre et le constat d'une mentalité du public local jugée trop provinciale." (p. 92) Paul Zimmer a apparemment beaucoup tenu à ce que Joseph Kutter soit publié aux éditions Saint-Paul.
Si le texte manque de passion et d'analyse transcendant la simple lecture matérialiste, la modération et la recherche consciencieuse d'Edmond Thill permettent néanmoins de mettre à plat et de comprendre beaucoup de choses sur Kutter. Sans être enthousiaste ni dans un sens ni dans l'autre à l'opposé de Joseph-Émile Muller l'auteur jugera la position de Kutter comme "peu aisée". En effet, constituant la référence en matière de peinture pour les Luxembourgeois, notamment de l'après-guerre qui de nos parents, en entendant le nom de Kutter, ne pense pas à ses clowns tristes ? , le public d'aujourd'hui reproche souvent à Joseph Kutter "de ne pas avoir inventé un langage plastique suffisamment audacieux".
"Son apport à la peinture du XXe siècle n'est, en général, pas jugé suffisant pour que les historiens de l'art étrangers s'intéressent à lui." (page 232). Pour Edmond Thill, il est clair que "Joseph Kutter n'a sans doute pas révolutionné la peinture moderne, mais il a créé une oeuvre sincère et représentative de son époque, celle de l'entre-deux-guerres."
Joseph Kutter est sans aucun doute le livre le plus important qui ait paru cette année au Luxembourg.
Jean Luc Koltz et Edmond Thill : Joseph Kutter, Éditions Saint-Paul, Luxembourg 2000. 543 p., très cher : 4 950 fr.