Dans cette forêt, les arbres pendent du plafond et les personnages sont exposés sur un socle, comme dans un musée. Hänsel et Gretel dorment paisiblement lorsque leur maman les emmène dans la forêt où elle sera tuée et les enfants se retrouveront seuls, agrippés l’un à l’autre, face aux forces du mal. Dans cette forêt, le mal viendra indéniablement. Il viendra de derrière le voile, il sera protéiforme : d’abord théâtre d’ombres inquiétantes, puis sorcier violeur et à la fin, démiurge, mélange entre un commandant d’armée et une divinité. Gretel sera violée, puis les enfants séparés, obligés de rejoindre deux camps opposés de milices souterraines et violentes.
Au départ de Trail of Crumbs – A Recurring Dystopia for Hänsel & Gretel, il y avait une rencontre entre la metteure en scène Anne Simon, surtout active au Théâtre national du Luxembourg, et Isaac Bush, acteur au Circle Theatre de New York, et l’envie de monter un spectacle en commun, en coproduction entre le Luxembourg et les États-Unis. L’idée de départ tournait alors vite autour de la question de la perte de l’innocence des enfants obligés, à cause de crises ou de guerres, de devenir adultes trop vite. Partant du conte des frères Grimm, voilà donc la troupe du Circle Theatre et Anne Simon d’écrire ensemble cette dystopie, de la monter et de la produire ensemble. Anne Simon a dirigé le tout et a vécu pour cela durant deux mois et demi à New York en début d’année, avec les acteurs. La production fut montée en avril au Circle Theatre et jouée fin juin au TNL.
Alors bien sûr, Hänsel & Gretel face à Anne Simon, ça fait forcément un peu peur. Seront-ils tous sur speed ? Combien de morts ? La metteure en scène, qui déborde d’idées toutes plus folles les unes que les autres, aime le théâtre contemporain, souvent violent, mais toujours hyperkinétique quand elle en a fini. Mais ici, avec ce matériau presque poussiéreux (le conte originel remonte au début du XIXe siècle), on était plus que curieux de voir ce qu’elle en ferait. Stupéfaction donc en voyant que les acteurs sont habillés en haillons, tout dans les tons de vert et de brun (costumes : Holly Cain), L’idée est juste : ces enfants du Lumpenproletariat seront plus fragiles, sans protection, pour se faire recruter par de méchants mercenaires, qui veulent les transformer en machines de guerre. Et ça marche. À force de propagande, d’endoctrination, d’intimidations psychologiques et de syndrome de Stockholm, ces deux enfants perdront leur innocence et ne voudront plus qu’une chose : défendre leur meute, combattre, et tuer, tuer, tuer. On pense aux nombreux films de guerre, de Full Metal Jacket (Stanley Kubrick, 1987) au récent American Sniper (Clint Eastwood, 2015) et leurs scènes d’entraînement humiliantes.
Tout le reste est mise en scène. Alors que les entraînements sont chorégraphiés comme des ballets symétriques – Hänsel et Gretel et leurs entraîneurs respectifs sont constamment ensemble sur scène, sans toutefois se voir, et vivent les mêmes choses, en parallèle –, le démiurge « He » est un personnage tout droit sorti du Rocky Horror Picture Show, avec son uniforme fait de fuck-me-boots à talons aiguilles, d’une perruque blond platine ou d’épaulettes en tuyaux en plastique noir. Mi-soldat, mi-messie, il représente le pouvoir qui manipule les masses pour les faire s’entretuer – et ça marche. Pour un peu d’amour, pour une petite récompense, ces enfants seront aveuglément à sa merci. Les observations de la troupe sur les mécanismes de manipulation de masses, sur la désorientation de ces jeunes ou sur l’arbitraire du pouvoir sont, bien que formulées un peu naïvement (mais c’est la forme du conte qui veut ça), tout à fait pertinentes. Elles s’appliquent à toutes les guerres, aussi à celle de l’État islamique, et à son chant de sirène qui attire tant de jeunes.
Mais le plus impressionnant dans Trail of Crumbs, ce furent les acteurs. La tradition américaine de la formation veut que les jeunes apprennent toutes les disciplines, du jeu d’acteur en passant par la danse jusqu’au chant. Carly Blane, Sloan Bradford, Isaac Bush, Scott Freeman et Caitlin Goldie sont des bêtes de scènes, tirant tous les registres de leur art, ne rechignant pas à se laisser tomber par terre ou à faire des pompes en jouant. Il s’y donnent entièrement, ce qui sauve la pièce qui, sans cela, glisserait par moments un peu trop dans le misérabilisme (vu le manque de moyens, qui fait que tout semble un peu bricolé selon le système D). Anthime Miller, le compositeur et violoncelliste complètement déjanté, accompagne la pièce sur toute sa longueur et lui donne son souffle et sa tension, en dialogue avec les percussionnistes Bob Morhard et/ou Luc Hemmer.