En programmant son dernier opéra, Fränk Feitler n’avait pas peur d’étaler ses sentiments gros comme ça. La kitschissime Madame Butterfly de Puccini est l’opéra le plus sentimental du répertoire, et le futur retraité ne pouvait pas ne pas s’identifier avec la pauvre Cio-Cio-San qui se morfond en rendant son bébé au père Pinkerton, à l’image de notre futur ex-directeur qui s’apprête à remettre son bébé à la maire Lydie.
J’avoue que ce chef d’œuvre de Puccini m’a toujours laissé perplexe avec sa musique impertinemment belle et diablement efficace, mais dont le côté péplum et grandiloquent me semble aux antipodes du drame intimiste de la pauvre geisha. C’est en quelque sorte Mimi qui chante les grands airs de Turandot. La mise en scène de Jean-François Sivadier a intelligemment tenu compte de cette aporie en sortant l’intrigue de l’alcôve pour la porter sur une scène publique qui n’est ni japoniaise, ni japonisante. Le couple maudit aime, batifole, souffre, fuit et meurt en public. D’énormes et esthétiques paravents, tenant à la fois du drapeau et du voile, cloisonnent les scènes et les personnages et jouent habilement avec l’intérieur et l’extérieur, le secret et le public, le licite et l’illicite. Ils n’en finissent pas moins, à la longue, de nous lasser quelque peu avec leur agaçante redondance. Le metteur en scène et comédien français a voulu tirer l’anecdote vers la tragédie antique et il est vrai que, comme Électre, Cio-Cio-San attend, comme Médée, elle est mauvaise mère et, comme Antigone, elle veut croire en une autre loi. Le chef Antonino Folgiani souligne ce paganisme antique et fait résonner son honnête OPL de mille timbres et rythmes sauvages et guerriers, rapprochant la partition du Sacre du printemps plutôt que de La Bohême.
Et c’est donc fort logiquement que la mort de l’héroïne tient plus ici du sacrifice que du suicide. Comme si le drame de la pauvre Butterfly était aussi une mise en scène prémonitoire des malheurs d’une mère porteuse qui est littéralement sacrifiée à la grossesse pour autrui. Aujourd’hui les Pinkerton n’entretiennent-ils pas dans de lointains pays des mères porteuses en jouant des différences culturelles et législatives entre les pays du couchant et du levant ? C’est peut-être aussi cela la morale et la leçon du chant de cygne de la malheureuse geisha.
Depuis sa prise de rôle à Lille en 2004, Madame Farnocchia est une Cio-Cio-San confirmée et admirée et elle n’a certes pas démérité à Luxembourg. La voix de Merunas Vitulskis en Pinkerton a semblé parfois un peu perdue et absente, tout à l’image d’ailleurs du personnage. Armando Noguera a campé un Sharpless empathique et sympathique qui a usé à merveille de sa belle voix de ténor chaude et chaleureuse, alors que François Piolino a incarné un Goro fourbe et diabolique à souhait.
On l’aura compris, nous avons vu sans déplaisir un spectacle dépourvu de vidéo et des excès désormais habituels du regietheater qui, en se souvenant des tragiques grecs, a mis le doigt sur le tragique contemporain.
Madame Butterfly, dans la production de l’Opera de Lille, se donnera encore une troisième et dernière fois ce soir au Grand-Théâtre de Luxembourg.